Torero bardo
Je suis mort trop tôt, en pleine ascension. Je suis mort le jour de mon alternative.
Tous me prédisaient un avenir scintillant. J’aurais pu être l’égal d’un Dominguin, d’un Nimeño II ou, pourquoi pas, des grands Califes de Cordoue, El Cordobés et Manolete. Manolete, qui connut certes la même fin que moi, mais mourut, lui, au faîte de sa gloire.
J’aurais pu voir mon apodo inscrit en lettres d’or sur les affiches madrilènes. Je ne comptais plus les ovations et les pétitions d’oreille de foules fascinées par le novillero prodige. Et les vueltas, réclamées à grands cris.
Las, mes qualités, qui forçaient l’admiration des aficionados les plus désabusés, ont aussi été mes défauts. Alliées à un orgueil propre à toute jeunesse, ma fougue et ma bravoure m’ont conduit à ma perte.
Je n’ai pas eu la chance de Tomasito. Lui aussi s’est fait encorner le jour de son alternative. Mais il en a été quitte pour quelques points de suture. Pour moi, ce fut radical : perforation de l’artère fémorale. Mon témoin, l’estimé El J…, m’avait mis en garde pourtant. Il trouvait ce novillo zaino un peu trop bravo pour son impétueux filleul. Quant à mon parrain, l’honorable El G…, il est resté silencieux mais, rétrospectivement, je crois déceler de l’inquiétude dans son regard au moment où j’entre sur la piste. Ce taureau, je l’ai affronté la tête haute, alors qu’il aurait fallu se tenir dans l’attitude humble mais vigilante d’un maître ès arts martiaux face à son adversaire.
Dans l’entre-deux-vies, le temps n’a plus cours. Tous les événements du théâtre de l’existence — des plus anodins aux plus dramatiques — sont là, pêle-mêle, sans hiérarchie ni chronologie. On peut les rejouer à volonté, avec une telle acuité qu’à chaque « relecture » les sensations et émotions rejaillissent, intactes. En une boucle sans fin, je revis dans ses moindres détails ce moment fatal. Je revois les derniers instants de la faena quand le fauve hérissé de banderilles projette sa rage et son désespoir contre mon altière stature de commandeur. J’enchaîne à un rythme effréné les passes de muleta. Danse mortifère que mon ennemi intime semble ne jamais vouloir interrompre, à la joie grondante du public. Enfin, il s’immobilise. Est-ce simplement l’épuisement ou a-t-il compris qu’il n’aurait pas ainsi le dernier mot ? Qu’il est vain de courir après un moulin à vent ? Il est si près de moi que je sens son souffle haché sur mes mains moites. Sans le quitter du regard, je me rapproche du callejón où se tient Guillermo, mon valet d’épées. Je m’accorde quelques secondes de repos avant de saisir la lame qu’il me tend. Le novillo n’a pas bougé. Il m’attend, solidement campé sur ses membres. Mais je n’irai pas à lui, il viendra à moi. Pour l’estocade, je le veux a recibir. J’agite la muleta dans sa direction. Il ne frémit pas d’une oreille. J’accompagne mon geste d’un frappement répété du pied. Il a un reniflement que je prends pour du mépris. Je m’avance de quelques pas puis réitère mes appels. Il ne réagit pas. Je me rapproche un peu plus. Il me fixe puis se détourne, me montrant sa croupe. Les rires fusent. Je sens que je perds mon calme. Plus que tout, je crains la bronca. À fortiori, le jour de mon alternative. Il me faut en finir. S’il refuse le combat, c’est uniquement parce que mes interminables passes l’ont vidé de ses forces. Nul mépris dans son comportement. Je dois juste le réveiller, le pousser à aller puiser en lui ses dernières ressources. Adieu l’estocade honorable. Mais je ne veux pas perdre la face. Retourne-toi, lui dis-je en lui éraflant la cuisse de la pointe de mon épée. Une pensée fulgurante me tétanise : je suis à l’endroit précis où le guerrier noir me voulait. Avec une vivacité surnaturelle, il fait volte-face et charge pour m’enfoncer sa dague dans l’aine.
Me croirez-vous si je vous dis que ce dernier moment ici-bas est aussi le plus intense de tous ? Tel un archer zen, je fais l’expérience du kai. Je suis tout à la fois l’arc, la flèche et la cible. Je suis celui qui donne la mort et celui qui la reçoit. Le yin et le yang. Peu importe que l’arme du rituel soit faite de corne et non d’acier.
L’extase, hélas, ne dure pas. Je mords la poussière. Mes forces me quittent avec le sang qui jaillit d’entre mes cuisses. Le taureau ne s’acharne pas. Nul besoin de mes péons pour le détourner de mon corps agonisant. Il se tient à distance respectueuse. Je lis une étrange compassion dans ses yeux. Mais… comment puis-je voir ses yeux alors que les miens sont déjà fermés ? Et par quel sortilège puis-je me contempler en train de mourir, emporté précipitamment hors de la piste dans le lourd silence d’une foule pétrifiée ?
Je suis mort trop tôt et je ne m’en remets pas. Je suis une âme en peine qui erre au hasard des froids couloirs des arènes du Sud. Comme elles me manquent les ovations du public. Et la flamme ardente dans le regard des femmes. Elles qui savaient si bien récompenser ma bravoure.
Les jours de spectacle, je revêts mon habit de lumière et j’assiste, empli d’amertume, aux combats. Je ne méritais pas de finir ainsi, mon rêve foudroyé en plein envol. J’avais de grandes choses à accomplir. Ma place est en bas, sur la piste, parmi mes pairs. Nous partagerions une gloire commune dans la fraternité des hommes d’honneur. Piètre consolation que d’être élevé au rang de matador à titre posthume. Pour les rares vivants qui se souviennent encore de moi, je reste et resterai un novillero qui a joué de malchance… ou pire, de maladresse.
Je suis le fantôme des corridas. Assister à la consécration de mes frères toreros est un déchirement. Je sais que je devrais lâcher prise, m’en aller loin du tumulte. Mais je n’en ai pas la force morale. Je suis trop malheureux pour tourner la page de cette existence. Parfois, je vois le ciel s’entrouvrir et des voix claires et paisibles m’invitent à les rejoindre. Je ne parviens jamais à m’élever plus haut que les derniers gradins des arènes.
D’où je vous parle, le temps certes n’a plus cours mais la sensation de son écoulement perdure. Il peut paraître torrent ou ruisseau selon mon humeur. Il me semble le plus souvent d’une torturante lenteur. Combien de siècles ai-je passés à contempler, alternant avec mon ultime corrida, ces joutes viriles où s’affrontent éphèbes et aurochs dans le bruit et la fureur ? Je suis fatigué, fatigué de cette survie après la mort qui ne m’apporte ni joie ni sérénité. Je voudrais en finir. Mais comment ? Comment accéder au néant quand on est mort ?
Je suis à Séville. On vient de traîner le dernier taureau hors de la piste. Son sang a dessiné des arabesques sur le sable. Je regarde tomber la nuit sur les arènes désertées. Je me réfugie dans la chapelle où je supplie la vierge de la Charité de me libérer de mes chaînes.
Je suis à Mexico, juché sur la croupe d’un centaure. Je partage l’osmose entre le cheval et le rejoneador. La robe baie de l’équidé se couvre d’une écume blanche.
Je suis à Madrid, dans le toril. Je sens le stress des animaux. Je fais se lever une brise douce qui les apaise. Je crois voir mon reflet dans leurs yeux.
Je suis à Nîmes, tout près d’un jeune virtuose qui se joue des attaques incessantes d’un cárdeno vif et souple. Chaque fois que le taureau, immanquablement, traverse ma substance éthérée, je ressens la même union parfaite que celle qu’il m’a été donné de connaître dans les derniers instants de mon existence terrestre. Trop brève sensation, hélas. Sitôt dissipée, je retombe dans mon abattement. L’altérité est une illusion. Mais ici aussi, au sein de cet espace-temps suspendu, elle reste tenace.
On m’appelle à nouveau. Des voix chantantes. En vain. Je leur crie que je ne peux abandonner la corrida. C’était… c’est ma vie. La mort même n’a pas su trancher ce lien organique. Les voix insistent, inlassables. Quoique douces, elles sont plus fortes, plus impérieuses que les fois précédentes. C’est alors que je le vois, devant moi, un sourire bienveillant sur les lèvres : El G…, mon parrain d’alternative. Il n’a pas changé depuis ce jour funeste. Seul l’habit de lumière semble plus éclatant que dans mon prégnant souvenir. D’un geste amical, il m’entraîne vers les galeries souterraines, loin des clameurs. Il m’apprend qu’il est mort quelques semaines après moi. Dans son sommeil, sans souffrance. Lui qui était agnostique a été bien surpris de constater que la mort n’est pas la fin de toutes choses mais une simple transition dans le samsara, le cycle des renaissances. Le souvenir de ses vies antérieures lui a fait comprendre la nécessité d’une nouvelle incarnation. Le moment est pour lui venu, comme il viendra pour moi. Il me prend dans ses bras, me donne l’accolade. Il te faut lâcher prise, c’est la seule issue, me murmure-t-il. Je le vois qui s’estompe, s’élève et disparaît à travers la voûte calcaire. Je me sens soudain plus léger. Plus rien n’a vraiment d’importance. Et je m’élève à mon tour.
J’ai fini par comprendre moi aussi. Cette amertume, ce sentiment d’inachevé étaient légitimes. Ma prochaine incarnation me fera réemprunter le chemin des arènes. J’irai au bout de ma quête. Je serai encore dans la corrida. Je connaîtrai à nouveau l’extase du kai.
Quand on revient à la vie, on garde le souvenir de ses existences antérieures jusqu’à la section du cordon ombilical. Je les passe une dernière fois en revue alors que celle qui a fait croître en elle mon nouveau corps m’expulse vers la lumière. Tout fait sens, rien n’est anodin.
Je tombe dans la paille fraîche et pousse mon premier mugissement.
Nîmes, automne 2012
À la mémoire d’un ami, Jacques Maigne, écrivain, journaliste et aficionado, qui m’a accueilli chez lui quand je n’avais pas de toit et m’a prodigué encouragements et conseils durant l’écriture de ce texte.