Tiercé perdant
Raymond Loseur n’avait rien d’un turfiste. On ne le voyait jamais plongé dans l’examen fébrile de Paris-Turf, cherchant l’outsider à vingt contre un susceptible de se placer, voire de gagner, dans la prochaine course.
Jamais Loseur n’allait rôder du côté du paddock, dans l’espoir d’obtenir un tuyau d’un lad trop bavard. Il ne cherchait pas d’avantage à engager la conversation avec un autre joueur et quand on lui adressait la parole, son caractère asocial décourageait très vite ses interlocuteurs.
Loseur considérait que le Pari Mutuel n’était qu’une vaste loterie. Et même si certains éléments rationnels comme la cote d’un pur-sang ou l’état du terrain pouvaient en modifier les données initiales, le résultat final n’était dû selon lui, qu’au seul hasard. Il n’avait jamais voulu démordre de cette certitude de l’incertitude qui maintenait une lueur d’espoir dans sa vie uniformément terne.
Car là où le hasard faisait loi, tout pouvait arriver, les pauvres pouvaient certes devenir encore plus pauvres mais ils pouvaient aussi, exceptionnellement, devenir riches.
Et lui, Loseur, pouvait donc espérer toucher un jour le gros lot.
Cela faisait dix-huit ans qu’il arpentait le sol jonché de tickets perdants des champs de course, et durant toute cette période, il n’avait gagné, en jeux simples, que deux fois. Deux fois où il avait, par hasard, misé sur les favoris, cotés à deux contre un, qui avaient banalement remporté leurs épreuves respectives.
Bien sûr, du fait même de la condition de “ fav ” des gagnants, Loseur n’avait pas empoché gros, aux alentours d’une fois et quart sa mise, bénéfice net : deux francs cinquante. Mais la sensation de triomphe qu’il avait éprouvée alors avait, dans une certaine mesure, compensé la petitesse du gain.
Il lui fallait dorénavant accéder à un niveau supérieur du jeu : le tiercé.
En ce dimanche caniculaire de juillet, l’hippodrome de St-Cloud grouillait de monde. Le tiercé du jour était une épreuve réputée, réservée aux pouliches de trois ans. De longues files de parieurs disparates s’étaient formées devant les guichets.
Raymond Loseur se tenait à l’écart et ne semblait pas pressé d’aller déposer sa mise. Il avait le regard las d’un vieil anthropologue qui a exploré toutes les contrées du monde, côtoyé tous les peuples, sans jamais trouver un début de réponse à ses propres interrogations.
“ Mona Lisa favorite ” lut-il sur la première page du journal d’un homme à ses côtés.
- Vous voulez y jeter un coup d’oeil ? lui proposa l’homme, affable.
- Non... merci, marmonna Loseur.
- Vous la voyez première ou deuxième, Mona Lisa ?
- M’en fous, je joue au hasard...
- Et vous gagnez souvent ? demanda l’autre avec une pointe d’ironie.
Loseur s’éloigna sans répondre, en proie à des envies de meurtre. Il se dirigea vers le rond de présentation et regarda défiler les chevaux, tenus en main par leurs lads. Accoudé à la lice, un homme entrait des données dans un ordinateur portable, espérant sans doute empocher le gros lot par des méthodes scientifiques. Loseur haussa les épaules et reporta son attention sur les pur-sang. Le 4 lui plut, il avançait la tête au ras du sol en reniflant, il avait tout d’un perdant magnifique que seul le hasard pouvait faire gagner.
Loseur sortit un ticket vierge de sa poche et cocha le numéro 4 en première position, puis le 17 parce qu’on était le 17 juillet, puis le 9 parce qu’il était 15 h 09 à l’horloge du tableau d’affichage électronique.
Une sonnerie retentit, ordonnant aux jockeys de se mettre en selle. Loseur se rendit aux guichets et fit valider son ticket. Il alla ensuite errer du côté de la tribune des propriétaires. Levant la tête, il regarda avec une haine mêlée d’envie ces gens élégamment vêtus qui n’avaient d’yeux que pour leurs pur-sang.
Il avait envie de donner libre cours à sa rage, de leur hurler que tôt ou tard ils paieraient, mais il serra les poings et gagna les tribunes au moment où une seconde sonnerie signalait que les chevaux se rendaient au départ.
Les chevaux sont sous les ordres, annonça le commentateur de la course.
Au milieu d’une foule électrique, coincé entre une vieille femme agitée de tics nerveux et un gros parieur barbu, Loseur était sans doute le seul à ne pas avoir les yeux braqués sur la lointaine ligne de départ. Il était persuadé que la chance ne lui sourirait que s’il feignait de ne pas l’attendre.
- Partis !
Un rugissement sourd courut dans les tribunes, celui d’un seul être qui, une fois la ligne d’arrivée franchie, se morcelle en espoirs brisés et en joies précaires. Le commentateur confirma aussitôt les pronostics de la presse. Mona Lisa, la favorite, se trouvait en tête, suivie de Marina et Melancoly.
La vieille femme fut prise de tremblements et se mit à claquer des dents.
- ... le 4, Musique de nuit, le 17, Morgane et le 9, Moonlight ferment le peloton de queue...
Loseur, qui regardait sa voisine avec une curiosité de neurologue, fut brutalement ramené à la course. Les trois chevaux qu’il avait joués ! Le tiercé... des perdants !
Il avait peine à y croire. Il fut tenté de demander au gros barbu à ses côtés qu’il lui prête ses jumelles mais l’extrême attention que celui-ci portait à la course l’en dissuada.
- ... Les chevaux abordent maintenant le deuxième tournant. Toujours en tête, le 3, Mona Lisa, toujours suivi de l’As, Marina remonté par le 12, Melancoly...
Accablé par la perversité du sort, Loseur n’entendait plus la voix monocorde et rapide que crachaient les haut-parleurs, quand un immense cri jaillit de la foule.
- ... Mona Lisa est tombée ! hurla le commentateur, soudain hystérique. Elle a entraîné dans sa chute Marina et Melancoly ! Le reste du peloton est complètement désorganisé. Mais... voici que les trois chevaux de queue foncent dans l’ouverture à la corde. Ils creusent l’écart ! ...
Surexcité, Loseur arracha les jumelles des mains du barbu et suivit la dernière ligne droite. La clameur qui montait de la foule atteignit un paroxysme terrifiant.
- ... Moonlight remonte Morgane, va-t-elle la dépasser... ? Non, Ier le 4, Musique de nuit, 2ème le 17, Morgane, 3ème le 9, Moonlight.
Loseur sentit monter en lui une énorme vague de jouissance. Dans un long hurlement, il laissa éclater ce sentiment de victoire dont il avait été trop longtemps frustré. Il ne vit pas les regards envieux qui se posaient sur lui, pas plus qu’il ne remarqua le parieur barbu qui reprenait brutalement ses jumelles, l’insultant et le bousculant.
- Je l’ai eue, ma chance, hurlait Loseur, les bras au ciel. Vous allez voir, tous, moi aussi j’aurai un cheval ! Personne pouvait deviner cette combi ! J’ai sûrement gagné gros, au moins cent briques !
Il dévala les marches des tribunes, insensible au monde extérieur. Sur la piste, Mona Lisa, un antérieur fracturé, attendait, maintenue à terre par son lad, qu’on vint l’achever.
Durant tout le reste de la réunion, Loseur marcha la tête haute, dévisageant avec arrogance les gens qui l’entouraient.
Sous la tribune des propriétaires, il brandit le poing et cria qu’il allait bientôt monter les rejoindre, mais personne ne prêta attention à ce qui semblait être des élucubrations d’ivrogne.
Au bar de l’hippodrome, il offrit à boire à un turfiste novice et lui parla, avec l’assurance d’un professionnel, des connaissances à acquérir pour gagner.
Puis il se perdit à nouveau dans la foule. De temps à autre, les mains tremblantes, il sortait le ticket gagnant de son portefeuille et le fixait avec des yeux d’halluciné. Il le remettait ensuite avec d’infinies précautions à sa place, jetant autour de lui des regards soupçonneux.
La raison lui conseillait de rentrer chez lui mais son orgueil l’empêchait de quitter le lieu de sa consécration. Il voulait savourer jusqu’au bout le sentiment de supériorité qu’il ressentait sur cet hippodrome.
A la fin de sa dernière course cependant, il fut pris d’une angoisse intolérable. Suant à grosses gouttes, il courut vers la sortie, terrorisé à l’idée d’être englouti par la foule. Les visages l’entourant lui semblaient tous hostiles.
Il se fraya difficilement un passage dans cette masse compacte, bousculant des parieurs hargneux. Des injures fusèrent dans son dos. Parvenu au parking, il chercha désespérément sa voiture. Enfin, il la vit, tellement rassurante, sa vieille 404 cabossée. Il fouilla fébrilement ses poches, à la recherche des clefs. Il mit vingt bonnes secondes avant de réussir à ouvrir la portière.
- Je crois que j’ai frappé un peu fort...
- T’occupe, prends son portefeuille.
- ...
- Le ticket y est ?
- Ouais.
- Bon, allez, on se tire.
Cette nouvelle est mon premier texte publié. Elle est parue dans la revue "Gullivore" n° 19, août-septembre 1990.