Sept à huis clos
La réunion qui se déroula à l’Élysée, dans la plus grande discrétion, le 10 janvier 2023 au soir ne figura dans les livres d’histoire que cinquante ans plus tard, quand furent déclassifiées les archives de la présidence couvrant la période 2000-2030.
Convoqués sur leur messagerie Telegram, les participants furent informés du caractère ultraconfidentiel de cette réunion. Ils devaient, en conséquence, garder le secret le plus absolu sur sa tenue et, à fortiori, sur les informations qui y seraient divulguées. Tous arrivèrent en voiture autonome banalisée et pénétrèrent dans le palais par l’entrée du service des livraisons.
Les visages étaient graves autour de la table ovale où avaient pris place, outre le président de la République et son Premier ministre, la ministre des Solidarités et de la Santé, le ministre de l’Économie et des Finances, le directeur de l’Organisation mondiale de la santé, le directeur de l’Agence Nationale de Santé publique et, last but not least, la directrice de l’Institut des Risques majeurs.
Après les salutations d’usage, le premier ministre était sur le point d’aborder l’objet de la réunion quand, d’un geste autoritaire, le président l’arrêta.
– Permettez, Monsieur Gérard. L’instant est certes officieux, il n’en est pas moins solennel. J’ouvrirai donc le bal. Merci à tous d’avoir délaissé vos occupations respectives et d’être accourus dès réception de ma pressante… invitation. Je me suis entretenu, à sa demande, ce matin même, avec Monsieur Ogata, dit-il en inclinant la tête vers le directeur de l’OMS, et ce qu’il m’a révélé m’a convaincu de l’urgence de la situation et de la nécessité de cet entretien. Monsieur Ogata m’a fait part de sa préoccupation concernant une souche mutante du virus H5N1 qui se propage à grande vitesse en Europe, et qui a atteint récemment l’Amérique du Nord. Je n’en dirai pas plus. Je laisse à notre ami le soin de nous éclairer sur ce qui semble être une affaire d’une extrême importance, non seulement sanitaire, mais aussi économique et sociale, et je dirais même, civilisationnelle.
Un lourd silence suivit ces paroles, que laissa s’étirer Kenji Ogata en s’éclaircissant la voix d’un toussotement discret. Puis, dans un français parfait, tel un maître de conférences, il prit la parole.
– Je vous remercie, monsieur le président. L’histoire retiendra que vous avez su prendre la mesure de la gravité de cette situation.
Il s’autorisa une nouvelle pause avant de poursuivre.
– De temps à autre, la mutation d’un virus aviaire se révèle pathogène pour l’espèce humaine. La grippe espagnole en est un exemple éloquent. La crise sanitaire qui exige aujourd’hui notre totale attention a commencé le 2 janvier dernier quand mes services m’ont informé de l’apparition d’une nouvelle souche mutante du virus H5N1. Nous suivons son évolution depuis 1997, année de sa transmission à l’homme par les volailles. Et ce soir, à mon grand regret, je peux vous certifier que compte tenu des informations dont je dispose sur cette souche dûment identifiée, nous sommes, mesdames et messieurs, à la veille d’une pandémie de grippe d’une ampleur sans précédent.
Le Premier ministre sortit un mouchoir immaculé de sa poche pour éponger son front blême et se tourna vers sa voisine la ministre des Solidarités et de la Santé.
– Rappelez-moi le nombre de morts de la grippe espagnole.
– Entre 50 et 100 millions, répondit-elle sans ciller. Mais…
– Entre 50 et 100 millions ! Et c’est tout l’effet que ça vous fait !?
Elle posa une main apaisante sur l’avant-bras du Premier ministre.
– Monsieur Ogata a omis de nous préciser que cette souche, tout en étant certes très pathogène, est très peu létale. Quant aux symptômes qu’elle induit, ce sont ceux d’un banal rhume. Il y aura des millions d’enrhumés mais très peu de morts, Jean-Charles.
– Absolument, abondèrent les directeurs de l’A.N.S.P. et de l’I.R.M. Quelques centaines de morts, dit l’un. Pas plus, renchérit l’autre.
– Mais alors, Monsieur Ogata, rugit le Premier ministre, pourquoi sommes-nous ici, un samedi soir ? Ça ne pouvait pas attendre lundi ?
Kenji Ogata hocha tristement la tête.
– Je comprends votre réprobation, monsieur le premier ministre mais…
– Mais quoi !? Nous sommes un samedi soir, tout de même !
La voix du président s’éleva soudain, méprisante et exaspérée.
– Laissez-le parler, imb…
Il n’acheva pas sa phrase mais un silence gêné plana sur l’assemblée. L’inimitié et la mésestime entre les deux hommes étaient connues de tous. Les cohabitations sont des moments difficiles dans l’exercice du pouvoir.
– Poursuivez, je vous prie, Monsieur Ogata, dit le président d’un ton bonhomme.
Kenji Ogata adressa un sourire timide, empreint de reconnaissance, au président.
– Je vous présente mes sincères excuses, chers collègues, dit-il en inclinant le buste devant la ministre et les deux directeurs. Les dernières informations dont je dispose sur cette épidémie naissante sont tellement alarmantes que, pour d’évidentes raisons de confidentialité, je n’ai voulu vous les transmettre que de vive voix.
– Venons-en au fait, Monsieur Ogata, s’impatienta le Premier ministre qui n’avait jamais pu se faire aux détours de la bienséance nippone. De quoi s’agit-il ?
– Madame la ministre a très justement rappelé les symptômes dont souffrent les personnes contaminées par ce virus. Je tiens à préciser que, pour le moment, nous n’avons pas détecté de porteurs sains. Tout individu reconnu infecté a développé la maladie. Vous avez eu raison de rappeler, madame la ministre, qu’elle n’est pas mortelle et que les symptômes physiques qu’elle induit sont plutôt anodins.
– Au fait, monsieur Ogata, pesta le Premier ministre.
– Ce matin, j’ai trouvé sur mon bureau un rapport de synthèse, cosigné par plusieurs directeurs de centres hospitaliers où ont été admises des personnes âgées et des femmes enceintes porteuses de ce virus. Elles étaient venues consulter de leur propre initiative, sans s’inquiéter outre mesure, croyant développer un simple rhume. Par pure précaution, compte tenu de leur fragilité, elles ont été hospitalisées. Au deuxième jour de leur séjour, les personnels soignants ont constaté l’apparition de troubles nouveaux. Et ces troubles, nous devons le confesser, ne peuvent être traités par la médecine allopathique.
– Par quoi alors, par l’homéopathie ?!
– Monsieur Gérard ! menaça le président.
– Ces troubles sont d’ordre psychologique, asséna d’un ton péremptoire Kenji Ogata. Et nous ne pouvons les rattacher à aucune affection mentale que nous connaissons.
Un nouveau silence s’abattit sur l’aréopage, mais les experts ès médecine arboraient tous un regard incrédule.
– Soit, finit par lâcher le Premier ministre avec une moue dubitative. Comment se manifestent-ils, ces fameux troubles ?
Kenji Ogata le fixa sans ciller.
– Par un excès d’altruisme, monsieur le premier ministre.
Ce fut le locataire de Matignon qui éclata de rire le premier, bientôt imité par tous les autres, à l’exception du président de la République.
– Comment ?! hoqueta-t-il entre deux quintes. Mais quel mal y a-t-il à ça, monsieur Ogata ?
– C’est très simple, monsieur le premier ministre. Si cette pandémie en vient à affecter une majorité de personnes dans les pays riches, notre civilisation va s’effondrer. Car qui dit altruisme dit compassion, générosité et… détachement des biens matériels.
Le ministre de l’Économie et des Finances, qui jusque-là ne s’était pas manifesté, s’exclama d’une voix blanche :
– Je crois que je commence à comprendre !
– Pas moi. Pourriez-vous être plus explicite, monsieur Ogata, grogna le Premier ministre qui avait cessé de rire.
– Je vous suggère de nous décrire les étranges comportements dont vous m’avez parlé ce matin, monsieur Ogata, dit le président.
– J’allais y venir, monsieur le président. Les malades se sont mis à distribuer autour d’eux – aussi bien aux autres patients qu’aux infirmières et aide-soignantes – tous les objets superflus figurant parmi leurs effets personnels. Ainsi, ceux qui possédaient deux smartphones, une tablette et un baladeur audio se contentaient de garder un smartphone. Ils n’étaient pas devenus technophobes, ils estimaient simplement qu’un seul appareil faisant office de couteau suisse leur suffisait amplement. Par ailleurs, les gérants des cafétérias des hôpitaux nous ont rapporté que la fréquentation et la consommation de ces clients bien particuliers étaient minimales : un café, un thé, exceptionnellement une galette de riz ou une madeleine. Ni barres énergétiques ni confiseries de toutes sortes. Même son de gong, euh… de cloche, pardonnez ma confusion, chez les buralistes hospitaliers : aucun magazine pipole ni de ticket de la Française des jeux. Je parle ici pour la France, mais les faits sont similaires dans l’Europe entière. Enfin, aucun des grippés H5N1, même parmi les plus fortunés, n’a souhaité disposer d’une chambre individuelle ou de repas à suppléments. Pas plus qu’ils n’ont souscrit l’option télévision.
– Mais, s’ils ne consomment pas, que font-ils toute la journée ? gémit le ministre de l’Économie et des Finances.
– Quand ils ne vont pas d’une chambre à l’autre pour proposer leur aide afin d’alléger la charge de travail du personnel soignant, ils méditent. Je vous rassure, pas de phénomène sectaire, non non, c’est de la méditation laïque, dite de pleine conscience.
– Je ne peux qu’encourager toute initiative laïque, dit avec un demi-sourire le président.
– Mais… mais, comment expliquez-vous ces comportements ? demanda le directeur de l’ANSP.
– Une étude est en cours, mais nous soupçonnons ce virus d’avoir franchi la barrière hémato-encéphalique pour activer certaines zones du cerveau. Il pourrait, par exemple, stimuler la production de neurotransmetteurs comme la sérotonine et les endorphines qui procurent des sensations de plénitude. Il pourrait aussi agir sur l’amygdale pour inhiber les réflexes de peur.
Le Premier ministre se mit à tapoter nerveusement la table de ses doigts manucurés.
– Monsieur Ogata, dit-il d’un ton sec, pouvez-vous me certifier que toutes les personnes qui sont ou seront contaminées par ce virus vont développer les troubles du comportement que vous nous avez décrits ?
– Assurément non, monsieur le premier ministre. Il m’est difficile d’extrapoler les quelques centaines de cas que nous avons observés à une population de plusieurs centaines de millions d’individus. Cependant, mes services statistiques estiment que le nombre de cas asymptomatiques ne dépasserait pas vingt pour cent des personnes contaminées.
– Très bien, monsieur Ogata. Je vous remercie.
Le Premier ministre semblait avoir recouvré tout son sang-froid.
– Il est parfois nécessaire de prendre des décisions difficiles pour assurer la sécurité de notre pays. En tant que chef du gouvernement, cette tâche m’incombe. Compte tenu des… particularités de cette maladie, le principe de précaution s’impose ici plus que jamais. En conséquence, je vous demande, madame la ministre, de procéder à la mise en quarantaine dans des camps sanitaires temporaires de l’ensemble des personnes contaminées par ce virus sur le territoire national.
– Mais, monsieur le… tenta le président de la République.
– Il suffit, monsieur le président. Vos prérogatives ne vous octroient ici que le rôle d’un simple observateur tenu au secret, comme chacun d’entre vous, martela-t-il d’un ton lourd de menaces en portant un regard circulaire sur l’assemblée.
Nous allons gagner du temps en communiquant sur la contagiosité de cette grippe sans nous étendre sur sa dangerosité. L’Institut Pasteur supervisera la recherche d’un vaccin pour cette souche, et s’il le faut, au détriment des autres souches plus létales. L’arrêt de la consommation de masse porterait un coup fatal à notre économie. Des millions d’emplois sont en jeu. Avec un peu de chance, nous pourrons traverser cette crise sans trop de dégâts. Me suis-je bien fait comprendre ?
Ministres et directeurs opinèrent du chef. Le président, quant à lui, haussa les épaules.
– Très bien. Je vous remercie. Cette réunion est levée, dit le Premier ministre en joignant le geste à la parole. Et, bien sûr, elle n’a jamais eu lieu.
Cette nouvelle a été publiée pour la première fois en 2018. Elle n’a donc pas été inspirée par la crise de la Covid-19.