Seconde chance
Candor Chasma Ville, le 6 mai 2092
Amis terriens, cher· e· s sœurs et frères non accompli· e· s,
Nous fêtons aujourd’hui le dixième anniversaire de notre implantation sur Nirgal et je souhaiterais vous présenter le bilan de ces dix années d’effort pour faire de ce monde une oasis où les plus méritants d’entre vous pourront bientôt, je l’espère, émigrer.
Mais, tout d’abord, permettez-moi de dissiper un malentendu. Dans quelques semaines, notre nation va accéder à l’indépendance et je n’ignore pas que cet évènement est perçu chez vous comme un signe de défiance, voire de rejet, à votre égard. Il n’en est rien, bien sûr. La nation martienne ne s’est pas construite en opposition à la Terre mais, bien au contraire, dans le but impérieux de préserver son héritage. Et cette noble mission ne pourra être durablement poursuivie si nous ne prenons pas pleinement en main notre destin. La viabilisation continue de Nirgal exige la souveraineté sans failles d’un peuple conscient de la responsabilité historique qui lui incombe.
Sur Terre, je le constate et le déplore, un vent mauvais s’est levé. Les mouvements immigrationnistes ont perdu toute mesure. Ils veulent remettre en cause le numerus clausus qui, depuis l’arrivée des premiers pionniers, fixe quantitativement et qualitativement le quota des Terriens sains de corps et d’esprit autorisés à migrer vers notre planète. Supprimer le numerus clausus aurait des conséquences catastrophiques pour nos deux mondes. Chez vous, la perspective pour tous de pouvoir, rapidement et sans effort, gagner ce Pays de Cocagne que représente Mars à vos yeux – vous avez tort, mais il est vrai qu’en comparaison de la Terre mourante, Nirgal est un paradis – entraînerait une telle apathie, un tel renoncement à la lutte constante que vous menez contre l’effondrement de votre civilisation que vous précipiteriez sa chute et interdiriez, faute de ressources et d’infrastructures opérationnelles, toute sortie de votre puits gravitationnel. De notre côté, un afflux massif de migrants provoquerait de graves troubles sanitaires et sociaux qui mettraient en péril notre jeune démocratie, voire notre pérennité, c’est-à-dire celle de l’humanité. Je sais que beaucoup d’entre vous vont se récrier que la population martienne ne représente qu’une infime partie de l’ensemble des êtres humains. Certes, mais – au risque de vous déplaire, je vous parlerai un langage franc et direct – Nirgal est aussi, dans l’univers connaissable, le seul foyer humain dont la probabilité de survie à moyen terme est supérieure à zéro.
En dix ans, sept cités chatoyantes ont surgi du désert ocre. Sous les dômes de Valles Marineris et de Meridiani Planum, sept colonies humaines prospèrent dans la paix et la sécurité, deux mots qui vous sont, j’en suis bien triste pour vous, devenus étrangers. Notre volonté d’accéder à l’indépendance – vous dites « sécession », je crois – a été confortée par la réalisation des objectifs d’autosuffisance dans tous les domaines techniques de la société et, en particulier, dans trois d’entre eux : l’énergie, l’alimentation, la santé.
La maîtrise de la fusion thermonucléaire nous assure une source d’énergie propre et illimitée, bien plus abondante que celle dispensée par le soleil lointain. À ce propos, nous trouvons déplacée et puérile, votre insistance à réclamer le transfert de cette technologie à vos organismes scientifiques. Réfléchissez une seconde ! Donne-t-on des allumettes et un bidon d’essence à un enfant pyromane ? Le grand architecte, seul, sait ce que vous feriez d’une telle puissance. Les plus aigris d’entre vous ne seraient-ils pas tentés de nous signifier leur désapprobation concernant nos visées indépendantistes par l’envoi de roquettes d’un nouveau genre ?
Nous avons atteint l’autosuffisance alimentaire depuis deux ans maintenant et nous pouvons nous payer le luxe de compléter la quantité et la qualité par la diversité. Nous n’avons plus rien à envier à la Terre – ou plutôt l’ancienne Terre, celle qui pouvait encore offrir ses présents, il y a plus d’un demi-siècle – en matière de ressources végétales. Dans nos serres, nous pouvons reconstituer tous les biotopes ayant existé sur Terre et de ce fait, cultiver tous les fruits et légumes que certains d’entre vous, les plus âgés, ont peut-être connus dans leur enfance. Nous consommons à satiété mangues et ananas, avocats et patates douces, fraises et oranges sanguines. Même les nostalgiques des denrées carnées ne trouvent rien à redire aux steaks et filets cent pour cent végétaux produits dans nos unités robotisées. De plus, un référendum d’initiative citoyenne est actuellement en cours sur l’éventualité de cultiver de la « vraie » viande à partir de cellules souches animales (bovines, porcines, ovines et autres) dont disposent nos laboratoires de recherche. La parole restera au peuple, comme disait un personnage illustre, j’ai oublié son nom.
Nous ne souffrons plus de maladies. Nos IA généralistes, issues de la convergence de l’informatique quantique, des réseaux neuronaux et des algorithmes d’apprentissage profond ont atteint un tel niveau de compétence dans la compréhension du métabolisme humain qu’elles ont pu élaborer des remèdes pour tous les maux qui nous tuaient à petit feu. Nous sommes maintenant tous pourvus d’une puce cérébrale qui analyse en temps réel nos paramètres vitaux et corrige les déséquilibres biochimiques et les dysfonctionnements des mécanismes biologiques à l’œuvre dans nos corps. Bientôt, la vieillesse appartiendra à l’histoire des hommes et de la médecine. Alors…
Sans les progrès de la robotique, rien de tout cela n’aurait été possible. C’est grâce à ces esclaves non conscients d’eux-mêmes que nous avons pu nous implanter sur la planète rouge. Qu’en sera-t-il si un jour ces machines accédaient à la conscience ? Accepteraient-elles de cohabiter avec nous ou entrerions-nous à nouveau, comme une fatalité propre aux espèces intelligentes, dans une lutte des classes qui ne tournerait cette fois pas à notre avantage ? Je ne peux m’empêcher de faire le parallèle avec vous. En dehors des quelques centaines de privilégiés qui se verront accorder la citoyenneté sur notre planète, vous êtes les perdants de cette lutte des classes qu’avait si bien théorisée Karl Marx. Vous êtes les gueux, les damnés de la Terre. Le capitalisme n’est qu’une propriété émergente, propre à l’espèce humaine, de la théorie darwinienne. Les plus forts, ou les plus intelligents, ou mieux encore, les deux à la fois, s’adaptent et survivent au détriment des autres, qui finissent par disparaître. C’est aussi simple que ça. L’altruisme n’est là que pour assurer la cohésion de la tribu, taille critique oblige. Et grâce à la robotique, qui rend inutile l’emploi d’humains syndiqués, prompts à mordre la main qui les nourrit, nous avons pu, sur cette nouvelle Terre qui est la nôtre, une Terre en quelque sorte réinitialisée, dépasser le capitalisme. À quoi bon accumuler les biens matériels quand ils peuvent être produits, pour tous, à profusion et que les notions de classe et de coût ont disparu ? L’ère du post-capitalisme rend pleinement leur sens aux mots de justice, d’égalité et de fraternité. Nous pourrions faire nôtre la devise des activistes gauchistes de la seconde moitié du XXe siècle : « Tout tout de suite ». N’est-ce pas un comble ?! Désormais, la seule hiérarchie qui s’impose est celle des esprits – s’ils brillent, ils seront au sommet – car les corps sont aisément transformables.
Le capitalisme était un mal nécessaire. Hors de tout contrôle, il a certes conduit à la mort des écosystèmes terrestres mais, sans lui, nous ne serions pas ici, sur Nirgal, première étape sur la route des exomondes. Et puis la Terre s’en remettra, certes sans l’homme, je veux dire, sans vous. Je peux comprendre votre amertume. Votre empreinte écologique était, pour beaucoup d’entre vous, bien plus faible que la nôtre et pourtant, c’est vous qui assumez les conséquences du réchauffement climatique et de l’épuisement des ressources. L’ironie de l’histoire est que nous serions volontiers preneurs de ce gaz carbonique qui empoisonne votre atmosphère et vous fait vivre dans une étuve. Nous pourrions ainsi accélérer la terraformation de notre planète.
Nous sommes donc maintenant totalement autonomes et pouvons envisager l’avenir avec sérénité. Constantin Tsiolkovski, le père de l’astronautique, un saint homme, avait coutume de dire que la Terre était le berceau de l’humanité mais qu’on ne passait pas sa vie entière dans un berceau. Nous sommes bénis des dieux. Nous aurions pu mourir en bas âge dans notre berceau, mais nous avons eu droit à une seconde chance : une seconde naissance pour un nouveau départ. Nous avons vocation à essaimer dans le cosmos. Qui sait, peut-être y sommes-nous seuls ? Notre responsabilité n’en serait que plus grande ! Quand des avancées dans notre technologie nous permettront de transférer nos consciences sur des supports moins fragiles que les substrats organiques – le carbone n’aime pas les rayons cosmiques –, nous prendrons la route des étoiles. L’humanité n’aura été qu’un relais de l’expansion de l’intelligence. Vous pouvez être fiers d’y avoir contribué. Nous serons des post-humains un peu grâce à vous. Alors, le champ des possibles sera infini.
Avant de clore cette lettre – qui sera peut-être la dernière, tant s’accélère la déliquescence de vos institutions –, je souhaiterais vous remercier pour les sacrifices que vous avez, à vos corps défendant, consentis pour nous. Soyez assurés qu’ils ne seront pas vains. Ne désespérez pas. Peut-être que l’impossibilité, faute de moyens, de quitter votre planète sera le coup de fouet qui vous fera réagir. Sans issue de secours, vous n’aurez d’autre choix que d’éteindre l’incendie ou, du moins, d’essayer de ralentir sa propagation. Essayez la « sobriété heureuse » chère à cet agro-essayiste terrien qui eut son heure de gloire, Rabbi Jacob, je crois. Faites comme les personnes âgées qui, à la fin du siècle dernier, se voyaient conseiller par leurs médecins-gériatres – dans le but de prolonger leur vie – de se projeter vers l’an 2000. Projetez-vous vers 2100. Et peut-être, qui sait, pourrez-vous repousser sine die votre disparition. Je vous le souhaite de tout cœur.
Apolon Musk Jr