Repartir à zéro
Hector connaissait Trans Mortem de réputation. Il savait que cette société proposait de cryogéniser le corps de ses clients juste après leur mort dans le but de les ramener à la vie quand l’évolution des connaissances scientifiques et des techniques le permettrait.
Le coût de ce service étant prohibitif et payable en un seul versement au moment de la souscription du contrat, la plupart des futurs « surgelés » optaient pour la conservation bien moins onéreuse de leur tête seule, le cerveau étant considéré comme le réceptacle de l’identité et de la mémoire des individus. Le corps, ou sa partie, était – dans le meilleur des cas, dès le constat de la mort légale – d’abord mis sous perfusion de cryoconservateurs puis, telle la plus petite des poupées gigognes, conditionné en suspension cryonique dans une série d’emballages refroidis à la vapeur de glace sèche avant d’être immergé dans une cuve d’azote liquide à −196 °C.
Hector ne souhaitait pas être cryogénisé à sa mort, il voulait l’être de son vivant, et le plus tôt possible. Deux ans auparavant, on lui avait diagnostiqué les premiers symptômes de la maladie de Charcot, et qui plus est de la même forme rare de sclérose latérale amyotrophique que Stephen Hawking, lui assurant une détérioration lente et irréversible de ses fonctions neuromotrices. Il avait déjà des difficultés à se déplacer et à parler, il ne pouvait envisager de voir sa condition physique se dégrader davantage durant les vingt prochaines années. Finir cloué dans un fauteuil, les membres inertes, sans pouvoir prononcer un seul mot, tel un papillon dans un scaphandre. Il ne possédait pas la suprême intelligence de Hawking pour transcender son délabrement corporel. Les lois françaises n’autorisant ni l’euthanasie médicalisée ni la cryogénisation des corps, Hector s’était résolu à devenir un touriste de la mort. Il se rendrait à Bâle, en Suisse où il bénéficierait d’un suicide assisté et, aussitôt après, son corps serait pris en charge par l’antenne locale de Trans Mortem.
Hector aurait pu se contenter de l’ « assistance médicalisée à mourir ». À quoi bon une cryogénisation dans l’espoir très ténu d’être ramené à la vie dans un futur qui n’adviendrait pas avant au moins un demi-siècle, un futur où tous ses proches auraient disparu, à part peut-être ses enfants devenus des vieillards ? Mais il estimait qu’à 50 ans, il avait droit à une seconde chance. Et aussi hypothétique fût-elle, la promesse de Trans Mortem apportait l’espoir d’une nouvelle vie dans un corps sain et agile. Sa fille et son fils étaient entrés dans l’âge adulte, ils étaient autonomes. De toute façon, que pouvait-il encore leur apporter dans son état ? Quant à leur mère, elle avait quitté le navire à la première heure, incapable d’affronter le déclin de son conjoint.
Le voyage en Suisse se déroula dans la sérénité malgré la mélancolie de l’automne, s’accordant si bien aux évènements funèbres. Hector n’avait pas souhaité que ses enfants l’accompagnent. Il ne voulait pas qu’ils gardent de lui l’image d’un homme s’inoculant un poison létal. Les adieux avaient été douloureux mais dignes. Ne pouvant se déplacer seul, il s’était fait assister par un infirmier libéral. Il en avait les moyens. Durant le trajet en train jusqu’à Bâle, il resta le nez collé à la fenêtre, fasciné par la flamboyance des forêts automnales. Il prit conscience de l’évanescence de toute chose, mais aussi de l’éternel retour de la nature, ce qui le réconforta. Ne faisait-il pas partie de la nature ?
Un médecin anesthésiste de l’association Tod meins et deux cryotechniciens de Trans Mortem les attendaient sur le quai de la gare. Le reste se déroula comme dans un rêve. Après un court déplacement en voiture, il se retrouva allongé sur un lit médicalisé dans la pénombre d’une petite chambre embaumant l’huile essentielle de pin. Le médecin installa un cathéter dans une veine de son bras droit, au pli du coude et le relia au sac de perfusion contenant une solution de 15 grammes de natrium pentorbital. Puis, afin de s’assurer que Hector était en pleine possession de ses facultés mentales, il lui posa une série de questions :
– Voulez-vous bien me donner vos nom, prénom et date de naissance ?
– Vigouroux, Hector, 6 avril 1980.
– Votre lieu de naissance, s’il vous plaît.
– Pigüé, Argentine.
– Quand vous appuierez sur le bouton-poussoir que je vais vous remettre, monsieur Vigouroux, vous libérerez dans votre système circulatoire la substance qui vous donnera la mort en quelques secondes. En êtes-vous conscient ?
– J’en suis conscient.
– Dites : « Je veux mourir maintenant, de mon plein gré. »
– Je veux mourir maintenant, de mon plein gré.
Le médecin, l’infirmier et les techniciens de Trans Mortem serrèrent la main d’Hector et arborèrent l’attitude grave et compassée de professionnels des pompes funèbres. Il sentit qu’on lui glissait dans la paume le bouton-poussoir.
– Quand vous voudrez, monsieur, dit le médecin.
Hector s’endormit au bout de 30 secondes. Dès que le médecin le déclara légalement mort, les cryotechniciens s’activèrent autour de son corps. Ils remplacèrent la poche de barbiturique par une poche d’antigel et l’enveloppèrent dans un sac de congélation. Puis ils le transportèrent dans leur camion frigorifique garé devant les locaux de Tod meins où ils procédèrent à sa décapitation. Hector avait choisi cette option à moindre coût afin de ne pas priver ses enfants d’une grosse part de leur héritage. Pour le convaincre de recourir à leurs services, le commercial de Trans Mortem lui avait assuré qu’une technologie capable de ramener à la vie un trépassé n’aurait aucune difficulté à faire repousser son corps à partir de sa seule tête.
Quand Hector ouvrit les yeux et que la mémoire lui revint, il avait l’impression d’avoir dormi une dizaine d’heures. Il était allongé sur une couchette translucide flottant au centre d’une pièce circulaire. Des êtres humanoïdes, mais certainement pas humains le contemplaient en silence. Petits gris ou grands blafards, ils avaient tous une mine patibulaire. Un gris de taille moyenne se pencha sur lui. Hector sentit une pensée étrangère sous forme de question s’introduire dans son esprit.
– Un deux. Un deux. Me recevez-vous ?
– Cinq sur cinq, transmit par le même canal Hector qui ne semblait pas avoir conservé ses réflexes d’étonnement et de peur.
– Bien. Je vais essayer d’être concis. Nous sommes des zoologistes de la fédération galactique, chargés de la conservation des espèces vivantes en voie d’extinction. Nous vous avons trouvé, ainsi qu’une dizaine de vos congénères, dans des caissons autoalimentés dans les sous-sols d’un édifice en ruine.
– En quelle année sommes-nous ? s’enquit Hector. Il a vraiment une seule gueule, pensa-t-il en détournant les yeux de la face de triton gris.
– Selon votre calendrier solaro-chrétien, vous êtes en 2344, transmit le triton gris qui semblait bien incapable d’éprouver la moindre susceptibilité.
– Enfin, se dit avec satisfaction Hector, l’espèce humaine sait qu’elle n’est pas seule dans l’univers.
– Elle ne sait rien du tout. Votre espèce a disparu il y a plus de cent cinquante de vos années. Ses civilisations se sont effondrées et ses individus entretués jusqu’au dernier. Les seuls représentants de votre espèce en vie sont, comme vous, des décongelés réanimés et restaurés dans leur intégrité.
– Qu’allez-vous faire de nous ?
– La même chose que la dernière fois, vous laisser repartir à zéro.
Hector se leva et baissa les yeux sur son corps jeune, sain et harmonieusement développé. Il se rapprocha de la paroi circulaire de la pièce. Elle se désopacifia pour révéler un monde luxuriant où s’ébattait une faune exotique. Son attention se focalisa sur un être bipède qui avançait dans sa direction. Il appartenait à son espèce et était, sans nul doute, du genre féminin. Tandis qu’il fixait la toison pubienne de l’Eve nouvelle, il sentit une raideur entre ses cuisses.
– Oui, se dit-il, repartir à zéro.