Open bar
Miguel Pantakis avait le vin mauvais. C’était du moins ce que disait la rumeur qui circulait à son sujet dans les studios.
Une simple rumeur, tenace mais apparemment sans fondement car, dans mon entourage composé essentiellement de techniciens du cinéma et d’assistants de production, personne ne l’avait vu en état d’ébriété, ni même seulement grossier ou agressif. Il était au contraire d’une très grande politesse, qui frisait soit l’obséquiosité quand il rencontrait des investisseurs potentiels, soit la froideur quand il nous abordait sur les plateaux. Il lui arrivait de nous faire des remontrances mais jamais il n’usait d’injures pour exprimer son mécontentement, chose courante dans ce monde de stress où le moindre retard ou incident se traduit en perte financière. Seuls le ton sec de sa voix et la dureté de son regard trahissaient sa colère rentrée. Et dans les traditionnels pots de fin de tournage où, tiré à quatre épingles, il faisait une courte apparition le temps de prononcer un bref discours de remerciement, il ne buvait pas plus d’une coupe de mousseux – ou de champagne quand les premiers rôles avaient daigné se déplacer.
Nos carrières respectives auraient pu suivre ainsi jusqu’à leurs termes leurs voies parallèles, sans autres interférences que les échanges professionnels entre un producteur exécutif et un chef opérateur, si un évènement me concernant n’avait attiré l’attention de Miguel Pantakis sur ma personne. « Par la racine », un long métrage du genre thriller dont j’avais « fait la lumière » deux ans auparavant avait connu un gros succès public, à défaut de critique. Pour ce film, je fus récompensé l’année suivante du César de la meilleure photographie. Du jour au lendemain, Pantakis, de distant devint affable. Il était bien placé pour savoir que certains chefs opérateurs réputés pouvaient, sur leur seul nom, comme en leur temps Henri Alekan ou Nestor Almendros, assurer le succès d’un film, à parts égales avec les réalisateurs et acteurs « bankables ». En conséquence de ma consécration, « Par la racine » était ressorti en salles, augmentant substantiellement les revenus déjà engrangés par sa première sortie et sa diffusion sur les plates-formes de streaming légales. Chaque fois qu’il faisait son apparition sur un plateau où je m’affairais, Pantakis ne manquait pas de venir me serrer la main et me prodiguer ses encouragements. Il ne s’éternisait jamais – sur un tournage, le temps, c’est toujours de l’argent.
Un matin de printemps, alors que je paressais au lit, me donnant bonne conscience en feignant de lire sur ma tablette le découpage technique de mon prochain film, je reçus un courriel de Pantakis. Il me conviait à la célébration de ses 50 ans dans sa résidence secondaire du Lubéron, près de Gordes, profitant d’un tournage – dont j’étais le chef op – qui devait se dérouler dans la région courant juin. Je n’attendis pas plus d’une heure pour répondre que je le remerciais et que je serais bien présent à sa soirée. Qu’est-ce que ça me coûtait sinon quelques heures de repos en moins ? De plus, étant séparé de mon ex depuis bientôt trois mois, je me disais qu’il y avait là une opportunité de rencontres galantes, et plus si affinités.
La soirée eut lieu le troisième jour du tournage dans le Lubéron. Le scénario racontait l’histoire d’un apiculteur qui tombait amoureux d’un viticulteur, du genre « Brokeback Mountain », mais sans chevaux. J’étais mécontent de mon travail du matin. La scène se déroulait dans la cave d’une exploitation viticole. Le réalisateur, pressé par la production, ne m’avait pas laissé suffisamment de temps pour peaufiner ma lumière. Le résultat n’était pas déshonorant, mais c’était le minimum syndical, sans la touche de mystère que j’escomptais apporter à l’atmosphère du lieu. J’arrivai donc de mauvaise humeur à la propriété de Pantakis. Le domaine s’étendait sur dix hectares que l’on traversait par une allée bordée d’oliveraies et de vignes jusqu’à un jardin méditerranéen parsemé de pins parasols. La résidence était une maison d’architecte de plain-pied. Trois grandes baies vitrées ouvraient sur une terrasse dallée de parefeuilles, prolongée, comme il se doit pour un producteur jouant au nabab, d’une piscine à débordement de vingt mètres sur cinq où s’ébattaient de jeunes femmes et hommes nus, beaux, tatoués et intégralement épilés.
Une cinquantaine d’invités, en voie d’alcoolisation, bourdonnaient de part et d’autre d’un buffet chargé de boissons et victuailles. Pantakis émergea d’un groupe de fêtards aux rires forcés et, me désignant de son cigare, cria avec une euphorie que je ne lui connaissais pas :
– Pierrot le flou est parmi nous !
Des ricanements fusèrent de la foule. Je m’approchai et le dévisageai, plus étonné que vexé tant ce calembour s’accordait mal à ma réputation de maniaque de la mise au point.
– Je plaisantais, bien sûr, dit-il d’une voix altérée devant mon absence de réaction.
– Le mal est fait, répondis-je d’un ton morose, en saisissant une coupe que me proposait sur un plateau surchargé un serveur gominé.
Je m’éloignai sans un mot de plus. Peut-être après tout la réputation de mauvais buveur de Pantakis n’était-elle pas usurpée. La soirée n’en était qu’à son premier tiers. Une pensée perfide me traversa l’esprit : « Attendons de voir ».
Et, en effet, dans les heures qui suivirent, le comportement de Pantakis se dégrada inexorablement. Sous les yeux mi-amusés mi-inquiets de ses hôtes, il se transforma en un M. Hyde très convaincant. Il passait d’un groupe à l’autre, éructant et vociférant, usant de ses mains pour saisir un verre et l’avaler cul sec ou peloter les parties charnues d’intermittentes du spectacle. Au plus fort de la soirée, après que joints de beuh et rails de coke aient été amplement consommés, il jeta son dévolu sur une starlette qu’un excès de psychotropes avait rendue vulnérable. Il l’entraîna, titubante, à l’intérieur de la maison. L’atmosphère de la terrasse retrouva un caractère ludique et bon enfant. Mais l’accalmie fut de courte durée, une détonation déchira l’air nocturne. L’animation de la terrasse se figea comme un arrêt sur image. Je me souvins alors de ce que m’avait rapporté Mortier, un ingénieur du son : Pantakis était un grand collectionneur d’armes à feu. Il lui avait même fait, devant son micro, la démonstration de tirs de pistolets anciens dont il souhaitait capter le son propre. Peut-être était-ce la démonstration de trop. Faire le coq avec une arme en état d’ébriété serait déconseillé même au pays de Donald. Par pur réflexe de saint-bernard, je courus vers la maison à la suite d’un serveur affolé. Il s’engouffra dans une pièce qui se révéla être un salon-bibliothèque. Pantakis, hagard, un revolver à la main, dominait la starlette affalée sur un canapé d’angle, une grosse tache rouge sur la poitrine. Je me penchai sur elle et pris son pouls. Il battait faiblement. Mes yeux de détective amateur se posèrent sur le verre à vin vide qui avait roulé sans se casser près du corps inconscient de la jeune femme. La forte odeur de sangria qui flottait dans l’air confirma mon diagnostic. Les tailleurs blancs sont chics mais très salissants. La starlette présentement évanouie en serait quitte pour une grosse frayeur, assortie d’une note de teinturier.