La nef des enfants
III
Vous n’êtes pas belliqueux, vos pensées en témoignent. Recueillez de grâce notre parole.
Je est IA de bord de ce vaisseau, missi dominici de Terre Origine. Je est nous et parlera comme tel. Notre histoire est de celles qui hélas se répètent sans cesse.
Au commencement était Terre, à vingt-six mille années-lumière du centre galactique. Au début du Grand Voyage, alors que s’éloignaient les premiers vaisseaux de l’Exode, un cinquième de la population terrienne refusa d’envisager un départ à court terme. Nous descendons de ces individus fiers. La situation était pourtant désespérée. Par son égoïsme et son inconstance, l’homme avait transformé la planète en un habitat insalubre. Et plutôt que d’en assumer les conséquences, il choisit la fuite. La technologie le permettait. Quelques décennies auparavant, la découverte du transit infraspatial avait ouvert la route des étoiles. On pouvait désormais franchir d’un bond les gouffres de vide séparant les systèmes planétaires. Les Terriens émigrèrent en masse vers ces nouveaux mondes. Ils y transportèrent malheureusement avec eux leurs rêves de richesses et de domination, incapables de tirer le moindre enseignement des cataclysmes du passé.
En revanche, pour nos ancêtres qui avaient décidé de faire face, la remise en question des comportements ataviques fut totale. Plusieurs siècles durant, au prix de fleuves de sueur, de sang et de larmes, ils s’attelèrent à décontaminer les biotopes de la planète – à défaut de restaurer sa biodiversité. Terre ne retrouva pas sa magnificence d’antan mais l’air fut à nouveau respirable, l’eau des sources et les produits du sol consommables. Le respect absolu des écosystèmes devint la première exigence morale des Néo-Terriens. Ils apprirent à vivre en parfaite symbiose avec la nature, la sollicitant toujours en deçà de ce qu’elle pouvait raisonnablement leur offrir.
Conscients de l’irrémédiable perte de millions d’espèces végétales et animales, les Néo-Terriens entreprirent très tôt de conserver les semences et cellules germinales des espèces subsistantes. Et quand apparurent les dissensions entre les planètes du Milieu dont ils faisaient partie, ils furent les seuls à entrevoir les destructions à venir. Alors, mus par cet altruisme qui était devenu leur raison d’être, ils conçurent le projet Germen. Il leur fallut construire des vaisseaux spatiaux dans la stricte conformation de cette charte de la nature si difficilement élaborée. S’inspirant des mécanismes de la vie, ils édifièrent des nefs à structure biocellulaire et système cognitif, pourvues d’un métabolisme et d’un cœur IA. Avec elles et une armée de robots, ils sillonnèrent la galaxie, répertoriant et prélevant les graines du vivant partout où il s’était manifesté. Ce fut un travail de mille ans. Il aurait pu se poursuivre sans fin si la guerre ne l’avait interrompu.
La belliqueuse planète Épée noire du système Charcot-Law ouvrit les hostilités. Elle avait été colonisée par les tenants d’une idéologie où la brutalité et la force étaient érigées en valeurs suprêmes. Le différend territorial avec sa voisine Mrinal21 concernant une ceinture d’astéroïdes couvait depuis des siècles. Quand elle eut atteint une puissance de frappe suffisante pour que la victoire lui fut acquise, Épée noire attaqua. Elle réduisit Mrinal21 en cendres. Ce fut l’escalade. Les alliés de Mrinal21 entrèrent en guerre, aussitôt suivis par ceux d’Épée noire. Le conflit se propagea alors dans toutes les directions.
Quand, deux siècles plus tard, l’onde de choc nous atteignit, nous qui avions la violence en horreur avons voulu rester neutres. Nous avons dépêché des émissaires auprès des belligérants et proposé nos services de conciliation. Mais la coalition emmenée par Épée noire estima qu’être du côté de la paix c’était être du côté de ses ennemis. Elle nous somma de choisir un camp. Nous avons refusé. Épée noire nous a déclaré la guerre.
Nous avions anticipé cette triste éventualité. Dès les premiers combats, nous avons rassemblé dans les nefs du vivant toutes les graines de vie et leurs représentations que nous avions patiemment collectées dans la galaxie un millénaire durant. Mais d’autres semences nous étaient plus chères encore, celles de notre propre espèce, dont nos enfants, la chair de notre chair, étaient les ultimes porteurs. Pour eux, nous avons construit un grand navire. Il s’est joint au convoi et les a emmenés, graines parmi les graines, essaimer loin de la guerre.
Nous vous en conjurons, vous qui les ferez émerger de leur sommeil artificiel, aimez-les comme nous les avons aimés, aimez-les comme vos propres enfants.
Le jour est arrivé pour nous de vous transmettre le relais. C’est à vous que revient maintenant le devoir de préserver la biodiversité de notre galaxie.
Un long silence se fit dans l’habitacle de la navette de même que dans la salle de réunion du Galouper. Tom et les sept autres membres d’équipage restés à bord y avaient pris connaissance, par liaison holovideo, du compte-rendu du capitaine Heol al Loar. Katell avait mémorisé à la perfection le monologue dont elle avait été imprégnée dans le nodal de la nef, aussi n’avait-elle eu aucune difficulté à en rapporter le moindre mot. Sur l’écran flottant, l’image de l’équipage du Galouper était à ce point figée qu’on aurait pu la confondre avec un photogramme.
– Où sont les enfants ? finit par demander Miklos.
Il marqua une hésitation.
– Toujours en caissons d’hibernation ? Dans quelle nef ?
La gorge nouée, Katell reprit la parole :
– À la fin de la transmission de l’holovideo neural, Irina et moi avons voulu savoir ce qui était arrivé aux nefs après leur départ de Terre. Mais l’IA ne voulait ou ne pouvait pas communiquer. Nos tentatives de contact demeurèrent vaines sur tous les canaux ouverts. L’animation holovideo n’était qu’un enregistrement diffusé en mode automatique. Sans doute les IA n’ont-elles plus suffisamment d’énergie pour fonctionner en mode cognitif après ces siècles passés sous la cendre. Nous avons alors recherché une interface permettant l’accès à ses archives mémorielles. Les Néo-Terriens en avaient sûrement prévu une pour leur propre usage. Et nous l’avons trouvée…
Katell s’interrompit, une main devant les yeux, en proie à une très forte émotion. Mais elle se ressaisit et poursuivit :
– Le journal de bord nous a délivré la fin de l’histoire. Les nefs ont été surprises, juste avant d’entamer une plongée, par une armada de cuirassés de la coalition de l’Épée noire. Sans sommation, les navires de guerre ont fait usage de leurs canons à neutrons. Une dizaine de nefs ont été touchées, dont celle des enfants. Elles ont cependant réussi à plonger avec les autres mais leurs modules de navigation étaient atteints. Incapables de s’orienter, elles ont activé leur système de remontée de secours. Elles ont émergé de l’infraspace à deux UA2 de W-Mel51. Les autres ont suivi, solidaires.
S’il n’y avait eu les enfants, les blessures auraient été mineures. Les nefs, vascularisées, étaient pourvues d’une unité de régénération très performante. Mais il y avait les enfants… les êtres humains sont fragiles… les tissus organiques sont particulièrement vulnérables aux rayonnements neutroniques. Les enfants étaient morts… tous… les cent vingt-cinq mille enfants. La mission des nefs n’avait plus de raison d’être. Par liaison infra, elles avaient appris la fin de Terre, ses continents vitrifiés, ses océans vaporisés par un déluge de bombes à fusion. À qui, en pleine tourmente, auraient-elles pu confier la lourde charge de conserver la biodiversité galactique ? L’urgence était d’échapper à l’hostilité et la convoitise de la coalition de l’Épée noire. Alors, elles se sont laissées dériver vers W-Mel51c, la plus anodine des planètes du système, celle qui attirerait le moins les regards, et se sont échouées au pied de son volcan géant. Elles avaient détecté son activité. Une charge explosive de forte puissance placée dans son cratère par un robot provoqua son éruption. Les cendres, les pierres et la boue eurent tôt fait de recouvrir les nefs et leurs secrets. Elles sont restées ainsi ensevelies plus de cinq siècles avant qu’on ne les découvre.
Katell porta un regard circulaire sur ses compagnons présents. Elle se sentait vidée de toute énergie.
– Mais… les enfants… qu’ont-elles fait de leurs corps ? demanda doucement Miklos.
Les yeux brillants, Irina tendit un petit cube translucide au commandant Eisenstein. C’était un cristal de données universelles que n’importe quel laser multifréquences pouvait lire.
Les robots avaient dégagé un des sas d’entrée de la nef principale. Non sans appréhension, les quatre citoyens des Confins y pénétrèrent. Ils savaient ce qu’ils allaient y trouver, le cristal de données le leur avait révélé. Pourtant, ils ne purent réprimer un haut-le-corps quand ils découvrirent la crypte. Contrairement aux autres nefs, il n’y avait pas de travées à alvéoles. À perte de vue, les dizaines de milliers de corps plastinisés étaient répartis par groupes de quelques dizaines d’individus. Ils avaient été modelés dans une posture dynamique et leurs traits étaient ceux d’enfants gais et souriants, aux yeux emplis de l’insouciance et de l’enthousiasme propres à toutes les jeunesses de la galaxie. De petites boîtes cylindriques étaient disposées à leurs pieds. Elles contenaient les cellules souches prélevées par les robots dans la moelle osseuse des enfants, peu après leur mort.
Katell, Miklos, Irina et Tahar mirent un genou à terre comme il est d’usage dans les sanctuaires des Confins. Il se dégageait de cet endroit la même impression de mélancolie sacrée que dans une nécropole moderne, où les hologrammes remplacent les stèles funéraires. À la différence que ce n’étaient pas des hologrammes mais des cadavres naturalisés qui s’offraient à leur regard. Alors que tombait la pluie drue du volcan, les corps des enfants avaient été vidés de leurs organes internes et de leurs fluides puis une résine cristalline avait été injectée dans leur système circulatoire. Ainsi conservées, en l’absence d’atmosphère, les statues de chair pouvaient traverser les millénaires sans que rien ne vienne altérer leur image d’éternel renouveau.
Katell se redressa et se rapprocha d’un enfant qui l’intriguait. C’était une fille, impubère, les cheveux blonds mi-longs, vêtue d’une tunique bleu outremer brodée de fil d’argent. Son sourire était éclatant, son regard lumineux. De la paume de sa main tendue en offrande jaillissait une fleur aux pétales rouge sang ondoyant lentement et dont le bruissement rappelait le clapotis d’une eau tranquille. À cet instant, Katell sut qu’elle consacrerait le restant de son existence à redonner vie aux mondes dévastés. Planète après planète, contre vents et marées, elle y sèmerait les graines du vivant que lui tendait, à travers les siècles, une enfant des étoiles.
1 Temps universel
Nouvelle parue dans Black Mamba no 20, hiver 2011.