La nef des enfants
II
– Katiouchka ?
Qui l’appelait ainsi ? La voix venait d’en haut, de la surface. Elle l’importunait cette voix qui répétait inlassablement son surnom. Elle n’avait pas envie de remonter. Elle se sentait bien dans le silence et l’obscurité des profondeurs. Mais la voix insistait, ne lui laissant aucun répit.
– Katiouchka ?
Alors, à contrecœur, elle cessa de résister et laissa la voix la hisser vers la lumière. Elle poussa un cri quand l’air envahit ses poumons et cligna des yeux, éblouie. Miklos était penché sur elle, l’air soucieux. Elle tourna la tête sur le côté. Elle était allongée dans un caisson de réanimation de la salle médic de la navette.
– Comment te sens-tu ?
Il la laissa reprendre complètement ses esprits avant de réitérer sa question.
– La bouche pâteuse, finit-elle par murmurer, mais à part ça, en pleine forme.
– Que s’est-il passé ?
– Apparemment, tu as accroché un matériau qui t’a renvoyé ton rayon en pleine face. Heureusement les dispositifs de sécurité de ton scaphandre ont bien fonctionné. Tu as juste été sonnée par une bouffée de chaleur.
– C’était une surface réfléchissante ?
– Je n’en sais rien. Irina et Tahar sont repartis la dégager au piolet. Rien ne vaut le travail manuel.
Il lui passa une main sur le front.
– Tu peux te vanter de m’avoir foutu une belle frousse. Tu es restée une heure dans le cirage.
– Désolée, c’était l’heure de ma sieste.
Il émit un grognement qui pouvait passer pour un rire bref.
– Je vais devoir y retourner. Repose-toi bien et si tu t’en sens la force, tu pourras suivre notre progression sur le canal secondaire.
– Pas question, je viens avec toi.
Avant qu’il ait pu protester, elle s’était extirpée du caisson et avait fait quelques pas hésitants dans la pièce.
– Tout va bien, dit-elle plus pour elle-même que pour Miklos.
Irina et Tahar avaient dégagé quatre mètres carrés d’une paroi à la texture étrange. Ils enlacèrent Katell, heureux de la savoir indemne. Elle réagit à peine à leurs effusions tant la surface sombre la captivait. Elle y appliqua une main et crut sentir une vibration.
– Une réaction de défense, dit-elle pensive.
– Que dis-tu ? lui demanda Tahar.
– Puisque ça n’est pas une matière réfléchissante, il n’y a qu’une explication possible. Cette… chose, se sentant agressée, a absorbé l’énergie du laser pour la renvoyer sur moi. Elle est vivante.
– Tu t’avances un peu vite, dit Irina. N’oublie pas qu’elle a passé des siècles dans sa gangue de cendres.
– J’en suis consciente mais j’ai l’intime conviction que c’est un organisme vivant. – Vivant et artificiel, dit Miklos.
Ils se tournèrent vers lui. Il examinait l’angle supérieur droit de la partie visible de la paroi. Il s’aida de son piolet pour dégager une surface supplémentaire d’un mètre carré. Une forme quadrangulaire apparut.
– Un sas ! s’exclama Tahar.
– Ça m’en a tout l’air, confirma Miklos. Et je ne pense pas que la nature produise ce genre d’orifices.
La porte du sas comportait en son milieu une empreinte de main droite, de grande taille.
– J’ai l’impression qu’on nous indique la voie à suivre, dit Katell.
Elle appliqua sa main contre l’empreinte. Celle-ci, plus large, se rétracta pour épouser parfaitement la paume et les doigts gantés du capitaine.
– Et que suis-je censée faire mainte…
Sous sa main, l’empreinte se mit à rougeoyer et la porte du sas s’ouvrit en iris. Miklos balaya l’intérieur de son faisceau de poignet.
– C’est assez grand pour y entrer à deux, dit-il. Qui est volontaire ?
– Moi, dit aussitôt Katell.
– Et moi aussi, renchérit Irina.
Tahar regardait ailleurs, sifflotant nerveusement.
– Ok, dit Miklos. Mais écoutez-moi bien les filles. Si vous n’êtes pas revenues dans vingt mins, j’irai vous chercher par la peau des fesses. C’est bien compris ?
– Tchef oui tchef, s’esclaffèrent Katell et Irina en claquant des talons.
– Exécution, bougonna Miklos. Et on reste en contact.
Sitôt la porte extérieure du sas refermée, la porte intérieure s’ouvrit sur un étroit passage baignant dans une lueur diffuse.
– Tout va bien les filles ? demanda Miklos dans les écouteurs de leur casque.
– Mmmh, acquiesça Katell.
Le passage se terminait dix mètres plus loin sur une ouverture sombre. Un mélange d’excitation et d’appréhension faisait battre à grands coups le cœur de Katell. À l’expression de son visage derrière sa visière, Irina semblait éprouver les mêmes émotions. Elles s’avancèrent à tout petit pas.
– Ça se passe bien, les filles ?
– Tu ne vas pas jouer ta mère poule toutes les dix secondes ! s’agaça Katell. Si tu ne te calmes pas, on coupe la com.
– Okay, j’ai compris. Je ne vous contacterai que toutes les vingt secondes.
Elles passèrent l’ouverture et en eurent le souffle coupé. Devant elles, s’ouvrait une immense salle en forme de crypte. Des travées alvéolaires, séparées par de larges allées, montaient jusqu’à la voûte et se perdaient dans les profondeurs de cette gigantesque soute.
– Qu’est-ce que ça peut être ? murmura Irina.
– Quoi, qu’avez-vous vu ? demanda Miklos.
– Fin de communication, dit sèchement Katell en coupant la connexion.
Elles se rapprochèrent d’une alvéole et examinèrent son contenu. Un hologramme temporel y était placé. Il représentait une plante bourgeonnante aux feuilles sinusoïdales. Des bourgeons jaillissaient des fleurs pourpres, striées de bleu lapis, dont les pétales avaient l’apparence de plumes. Les fleurs se fanaient, les plumes tombaient et se désintégraient et ne subsistait de la plante qu’une tige aux feuilles persistantes s’enroulant sur elles-mêmes. Puis le cycle bourgeonnement-floraison reprenait.
Une série de trois pictogrammes étaient disposés en arc de cercle devant l’hologramme. Le premier représentait un ensemble de trois cercles concentriques. Katell l’effleura de l’index. Une voix d’homme, grave, se déversa dans son casque. Elle s’exprimait en esperanto galactique, la langue du Grand Voyage, quand l’humanité était portée par le rêve d’une fraternisation interstellaire. La voix nommait la plante, détaillait sa morphogenèse, son habitat d’origine, la composition du sol, celle de l’atmosphère et les conditions climatiques permettant sa viabilité.
L’effleurement du pictogramme suivant fit se substituer une carte holographique de la Voie lactée à la plante à plumes. Un zoom vers le centre galactique révéla un système composé de sept planètes, six telluriques et une géante gazeuse gravitant autour d’une naine jaune. Le zoom se poursuivit sur une planète-océan, parsemée d’archipels foisonnant en îles de petite taille. Les coordonnées galactiques du système et de sa planète apparurent en surimpression.
Un attouchement sur le dernier pictogramme fit apparaître une cavité dans le plateau supportant l’hologramme. À l’intérieur, des tubes transparents soigneusement rangés laissaient deviner leur contenu.
– Des semences, dit rêveusement Katell.
Les alvéoles suivantes contenaient elles aussi des hologrammes temporels. Chacun d’eux représentait une espèce différente du règne végétal, de la simple mousse anaérobie provenant d’une ceinture d’astéroïdes à l’arbre des Étoiles dont la canopée atteignait les limites atmosphériques de sa planète native.
– C’est effarant, je ne reconnais presque rien, murmura Irina.
Katell remarqua un monolithe noir qui se déplaçait à la même vitesse qu’elles sous la première rangée d’alvéoles. Il comportait sur sa face supérieure des signes mystérieux.
– On doit pouvoir accéder à un catalogue par ce pupitre. Et demander la présentation de l’alvéole correspondante. À mon avis, elles peuvent se déplacer horizontalement et verticalement.
En changeant d’allée, elles changèrent de règne. Elles découvrirent un bestiaire fantastique composé d’espèces animales dont elles n’auraient jamais soupçonné l’existence. Ainsi ce mammifère ailé qui ressemblait par sa voilure à une chauve-souris des Confins mais avec un corps de bipède recouvert d’une peau de lézard et affublé d’un bec vrillé. Ou ce poisson à gueule de chien des Nuages dont les écailles cristallines prenaient, au gré des variations des cycles biologiques, des teintes changeantes, du vert olive au rouge carmin. Et pour chaque genre, la moindre sous-espèce était répertoriée, ses cellules germinales conservées, hors du temps, au sein des cavités. La vie était là en suspens, attendant le bon vouloir d’un démiurge.
Katell et Irina déambulèrent au hasard dans les allées, ébahies par tant de diversité.
– Cette salle doit contenir des millions d’individus d’espèces différentes, constata Katell en levant la tête vers la voûte. Si on multiplie par le nombre de vaisseaux ensevelis, on obtient une quantité vertigineuse.
Irina acquiesça d’un hochement de tête.
– Quelle civilisation a bien pu avoir la volonté et les moyens de mettre en œuvre ce gigantesque travail de conservation ?
Un bip d’appel résonna dans le casque de Katell.
– Chaous, Miklos ! Il doit se ronger les sangs.
– Je vais te faire passer en cour martiale, hurla le commandant dès que la communication fut rétablie. Tu seras dégradée et condamnée à mort. Et je me ferai un plaisir d’exécuter moi-même la sentence.
Elle le laissa poursuivre ses récriminations et menaces en souriant. Miklos ne savait être violent qu’en paroles. Quand il eut fini de détailler la façon dont il la ferait passer de vie à trépas, elle dit, d’une voix neutre :
– Il faut que tu viennes Mik. C’est… géant.
En pénétrant dans la crypte, encore sous le coup de la colère, Miklos Eisenstein marqua un temps d’arrêt. Puis il s’avança de quelques pas et contempla avec stupéfaction les immenses murs à alvéoles.
– Il faudra que tu voies ça Tahar, marmonna-t-il sur le canal général. Ça vaut le détour.
– J’y compte bien, répondit l’archéologue. Dès que l’un de vous trois sort, j’accours.
Par mesure de sécurité, Miklos l’avait renvoyé dans la navette de poche avec ordre de regagner le Galouper et de demander du renfort s’il perdait le contact avec ses compagnons.
Katell et Irina vinrent à la rencontre du commandant.
– On te laisse visiter tout seul. Nous, on va explorer plus avant, dit Katell.
– Ok, mais on reste en contact, merde !
– Promis Mik, c’est promik.
Irina dirigea son radar de poignet vers le fond de la crypte. La distance s’afficha sur l’écran de données de sa visière.
– 1550 mètres ! Je ne nous vois pas couvrir cette distance à pied.
– Je me demande… dit Katell en se rapprochant du monolithe noir. Elle posa la main sur un symbole représentant un siège affublé d’ailes. Sous ses yeux, le bloc se transforma sans bruit en un véhicule deux places, comme s’il s’agissait de l’animation morphique d’une image et non d’un objet réel.
– Mémoire de formes et réagencement atomique, dit Irina d’un ton doctoral. Mais on ne sait pas faire aussi bien.
Elles grimpèrent dans l’habitacle. L’engin, en sustentation, se mit en mouvement en douceur quand Katell effleura un symbole en forme de flèche pointant dans la direction qu’elles souhaitaient prendre. En maintenant l’index sur la flèche, on pouvait augmenter la vitesse et pour la diminuer, il suffisait de faire de même avec la flèche opposée. Les innombrables richesses du vivant qui se mirent à défiler de part et d’autre des deux jeunes femmes finirent par leur donner le tournis. Pour s’y soustraire, elles portèrent leur regard dans le sens de la marche.
En parvenant à l’extrémité de l’allée, elles aperçurent une nouvelle ouverture dans la paroi du fond. Elles la franchirent pour se retrouver dans une pièce sombre. La visière de leur casque compensa aussitôt la perte de luminosité et là, leur sang se glaça. Des formes humanoïdes étaient assises contre les parois latérales, les jambes repliées contre le torse, la tête inclinée vers l’avant et les bras enserrant les genoux. Pas le moindre souffle de vie ne semblait en émaner. Katell dirigea sur eux en frissonnant son faisceau de poignet et poussa un soupir de soulagement.
– Des robots ! Rien que des robots.
– Ils diffèrent des nôtres par bien des aspects, remarqua Irina. Regarde la texture de leur coque. On dirait une peau.
– La structure doit être cellulaire et vascularisée, comme pour le revêtement externe de ce vaisseau.
Katell pointa son capteur multifonctions sur l’un des robots et activa le mode thermique.
– 10 °C, dit-elle en consultant le cadran d’affichage. Ils ne sont pas désactivés. Ils doivent s’être mis en mode d’énergie minimale.
Elles restèrent un moment à contempler ces formes inertes, mille questions se bousculant dans leur tête. Finalement, Irina secoua la tête.
– On continue ?
La pièce suivante semblait être la dernière dans la direction qu’elles avaient empruntée. Elle leur était vaguement familière.
– Un nodal, dit Katell, un nodal de vaisseau spatial.
Malgré des différences notables, l’ensemble rappelait effectivement le cœur IA d’un astronef des Confins.
– J’y vois un peu plus clair maintenant. Nous sommes dans un astrocargo orienté IA, sans équipage humain. Il circulait en convoi et pour des raisons que nous ignorons s’est échoué avec ses congénères sur cette planète. Par la suite, au cours d’une éruption volcanique, une nuée ardente les a ensevelis.
– Irina regardait, pensive, les blocs de mémoire moléculaire disposés en arcs de cercle.
– Combien de siècles ce navire a-t-il reposé sous la cendre ? D’où venait-il ? Quelle était sa destination ?
À peine avait-elle prononcé ces paroles que les blocs de mémoire se nimbèrent d’une froide lumière. Katell sentit une présence s’immiscer en elle et prendre le contrôle de ses centres perceptifs, la plongeant dans une douce obscurité. Alors qu’elle perdait la maîtrise de son corps, l’image d’une planète bleue sur fond étoilé envahit son aire visuelle tandis qu’une voix féminine, chaude et grave, investissait son aire auditive.
Vous n’êtes pas belliqueux, vos pensées en témoignent.
Quand il les vit arriver, Miklos ne semblait ni anxieux ni en colère, ce qui n’échappa pas à Katell pourtant bien secouée par le séisme émotionnel qu’elle avait subi. C’est étrange, nous sommes bien restées deux chronos dans le nodal. Il devrait être dans tous ses états.
Le commandant les accueillit au contraire avec un large sourire.
– Vous avez fait vite, j’ai à peine examiné deux alvéoles. Ça fait pas plus d’un quart de chrono que vous êtes parties, non ? Bon sang, les filles, c’est une découverte prodigieuse, une caverne d’Ali Baba à l’échelle galactique !
Elles restèrent silencieuses, les bras ballants. Il comprit que quelque chose n’allait pas. Il se rapprocha de Katell pour voir ses yeux à travers sa visière.
– Mais ma parole, tu as pleuré. Toi aussi Irina ?
– N’importe qui aurait pleuré, murmura la biologiste, n’importe qui…