La nef des enfants
I
L’analyse des données du radar altimétrique de subsurface dissipa les derniers doutes. Les monticules de forme ovoïde détectés au pied du volcan éteint cachaient bien cinquante et une cavités de grande taille, traçant une ligne spirale sur une surface de cent quarante kilomètres carrés.
Comme l’exigeait la procédure de reconnaissance aérienne, la caméra haute résolution de la sonde exploratoire avait balayé la planète noire, enregistrant un photogramme par kilomètre carré à l’échelle d’un pixel pour un centimètre. Les monticules avaient tous une longueur de mille huit cents mètres et une largeur de neuf cent cinquante, excepté celui situé au pôle de la spirale, deux fois plus grand que les autres.
Quand il prit connaissance du rapport, le commandant Miklos Eisenstein contacta son officier en second sur le canal prioritaire. En tant que responsable des opérations au sol, le capitaine Heol al Loar avait accès à l’intégralité des données collectées par les sondes. Son visage s’inscrivit en légère transparence au centre de l’aire visuelle d’Eisenstein.
– Je suppose que tu as analysé la dernière captation, W-Mel51c. Qu’en penses-tu Kat ? Ça vaut le détour ?
Katell Heol al Loar plissa ses yeux vert émeraude, signe chez elle d’une profonde indécision.
– Je ne sais pas… c’est une planète qui a connu dans son passé une intense activité volcanique. En dehors de quelques aventuriers en mal d’espaces désolés, elle n’a pas dû attirer des flots d’immigrants. Je vois mal s’y développer une civilisation florissante. D’un autre côté…
– Oui ?
– Aucun vestige n’a été détecté sur les deux autres planètes telluriques de ce système. Quoique peu engageantes, elles sont pourtant plus hospitalières. Ça rend cette découverte d’autant plus intrigante. Et puis… il y a cette disposition en spirale et la présence de cavités… Il existe des structures géométriques et creuses dans la nature mais à une telle échelle…
– Oui, j’en ai parlé à Tom. Il n’a rien trouvé d’équivalent dans ses archives. Alors ? On va voir ça de plus près ?
– Je sais qu’on a pris du retard sur notre programme mais vingt chronos de plus ou de moins n’y changeront pas grand-chose. Et nous ne reviendrons pas de sitôt dans le secteur.
– Donc ? On y va ?
– C’est toi le boss Mik.
Miklos Eisenstein grimaça un sourire. Certains jours le commandement lui pesait. Il aurait aimé de temps à autre se reposer sur un autre, une autre en l’occurrence. Mais Katell était une libertaire dans l’âme. Elle détestait l’exercice du pouvoir et n’en usait qu’avec parcimonie. Elle ne devait son rang qu’à son sang-froid et ses compétences reconnues en navigation d’approche, certainement pas à d’hypothétiques qualités de chef.
– Ok, on y va, décida brusquement Miklos. Mais avec la navette de poche, en équipage réduit, Irina Tahar, toi et moi. Fais le nécessaire. Tu as trente minutes.
– Quelle largesse, chef, c’est beaucoup trop ! Je vais même avoir le temps de faire un petit somme.
Katell adressa un salut militaire ironique à son supérieur et s’effaça. Les images des monticules, captées depuis une orbite basse, occupaient la totalité du mur-écran. Miklos Eisenstein zooma sur le plus volumineux d’entre eux et se plongea dans sa contemplation.
La guerre du Milieu avait enfin pris fin. Personne n’aurait pu prédire combien de temps durerait l’accalmie tant la violence et la loi du plus fort sont inscrits au cœur même du génome humain. Mais après cinq mille ans de conflit, l’humanité savourait chaque jour de paix comme une victoire sur le cerveau reptilien.
L’épopée galactique avait pourtant bien commencé. La découverte du transit infraspatial avait permis aux Terriens de quitter in extremis leur planète moribonde pour essaimer dans toute la galaxie. Pour mener à bien ce colossal projet, ils avaient su taire leurs dissensions et unir leurs compétences. Et à l’issue du Grand Voyage ils avaient créé une fédération composée d’autant de membres qu’il y avait eu de planètes colonisées. Au début, durant quelques milliers d’années, tout s’était bien passé. Tout au développement et à l’exploration de leurs nouveaux mondes, les colons ne s’étaient pas souciés de leurs voisins. Puis, pour des questions futiles de souveraineté sur des astéroïdes riches en titane, des différends étaient apparus. D’abord confinés à quelques systèmes isolés, ils s’étaient, par le jeu des alliances, propagés à l’ensemble des planètes du centre de la Voie lactée, les plus riches. Finalement, la guerre avait pris le pas sur la diplomatie. Elle avait fait rage dans un volume de soixante mille années-lumière de diamètre et avait eu des répercussions sur l’ensemble de la galaxie. Même pour les planètes des Confins, les plus éloignées du conflit, le voyage infraspatial était devenu périlleux. Car les batailles qui se déroulaient dans l’infraspace créaient des distorsions de champ qui, du fait même de leur localisation au niveau subquantique, avaient des probabilités non nulles de se reproduire en une multitude d’autres points du plan infraspatial. Ainsi un vaisseau marchand en plongée dans un bras spiral pouvait-il subir le contrecoup d’une destruction par distorsion de champ d’un croiseur ou d’un cuirassé situé à des dizaines de milliers d’années-lumière de sa position. Quand les pertes en vies humaines et en matériel n’étaient plus devenues supportables pour leurs sociétés, les États des Confins avaient renoncé aux voyages interstellaires. Ils s’étaient contentés de déplacements relativistes à l’intérieur de leurs systèmes propres, d’une planète à l’autre.
Cinq mille ans plus tard, une fois la paix signée et l’infraspace redevenu sûr, les résidents des Confins n’avaient qu’une obsession : sortir de leur autarcie. Ils avaient soif de découvertes, de rencontres, d’échanges avec d’autres peuples, d’autres cultures. Qu’étaient devenues toutes ces planètes qui avaient évolué seules, sans influences extérieures, sans métissages ? Les États des Confins, regroupés en une puissante Confédération, mirent sur pied une expédition de cent cinquante vaisseaux. Chacun d’eux devait explorer, durant une année TU1, une région précise de la Voie lactée. Leur mission était double : ethnologique et archéologique. S’ils découvraient des civilisations qui auraient survécu aux destructions et aux génocides, ils devaient entrer en contact avec elles. S’ils découvraient des vestiges de civilisations, ils devaient les étudier et en ramener des échantillons. Le Galouper, sous les ordres de Miklos Eisenstein, était l’un de ces vaisseaux. Il reçut pour mission l’exploration d’une zone comprenant six mille étoiles, toutes situées dans l’ex-sphère des hostilités, à sept mille années-lumière du centre galactique.
Le système planétaire W-Mel51 était constitué d’une naine rouge de magnitude douze, de trois géantes gazeuses et trois planètes telluriques dont W-Mel51c. En dehors de la période de révolution de cette dernière et de sa distance à son étoile, les archives galactiques n’en disaient pas beaucoup plus. Juste qu’elle et ses sœurs telluriques n’avaient pas été colonisées lors du Grand Voyage. Pas assez séduisantes. L’analyse de leur atmosphère ne laissait pas entrevoir une habitabilité à « l’air libre » avant au moins un siècle de terraformation bactérienne. W-Mel51c était la moins intéressante des trois. Contrairement aux deux autres, elle n’abritait pas de flore plus évoluée que des lichens et ne comportait aucune étendue liquide. Elle était en outre parsemée de noirs volcans comme autant de furoncles sur un corps malade. C’était au pied du plus élevé d’entre eux – 29 255 mètres –, dans l’hémisphère sud, que les instruments du radar avaient détecté les cavités.
La navette de poche entama sa descente dans les couches denses d’une atmosphère saturée en gaz sulfureux. Leur frottement sur le revêtement de protection du véhicule spatial généra des flammes jaune verdâtre du plus bel effet. Katell était aux commandes. Elle surveillait les données holographiques du tableau de bord, prête à reprendre la main si l’IA de bord, responsable du pilotage, montrait des signes de stress. Sa concentration était telle qu’elle ne percevait de la conversation entre ses collègues qu’un murmure lointain.
– Je me demande pourquoi tu as tenu à ce que je vienne, disait Irina à Miklos. Tu aurais pu choisir Tom. Un monde essentiellement volcanique ça intéresse plus un géologue qu’une exobiologiste, non ?
– Certes, mais je préfère ta compagnie à la sienne. Tu connais Tom. Si je lui avais annoncé qu’on partait sur un site géologique pour une exploration limitée à six chronos, il m’aurait sauté à la gorge. Je le vois bien glapir : « C’est pas du boulot de pro. Z’êtes qu’une bande d’amateurs incompétents. Des scientifiques comme vous, y en a plein les poubelles… et cætera. »
Irina rit de bon cœur, bientôt imitée par Tahar.
– Qu’est-ce que je devrais dire, moi ? s’exclama celui-ci. L’archéologie n’a jamais fait bon ménage avec la rapidité que je sache !
– Que veux-tu Tahar, le temps nous est compté. Comme tu le sais nous n’avons pour l’instant trouvé que des planètes vitrifiées par les bombardements à hautes énergies. Pas un seul vestige n’est exploitable. Il nous reste quatre mois pour explorer mille cinq cents systèmes. Les sondes font une première sélection et nous devons faire des choix sur ce qu’elles ont retenu. Si nous ne voulons pas rentrer bredouilles, nous devons accélérer la cadence. Je ne pouvais pas allouer plus de six chronos à une planète de ce type.
– Pas grave, je me contenterai d’étudier une surface d’un mètre carré, s’esclaffa Tahar.
À 19 000 pieds du sol, Katell informa l’IA de bord qu’elle reprenait les commandes vocales de l’appareil. La navette de poche amorça son approche du volcan, à vitesse décroissante, par une descente à trente degrés sur un arc de cercle de quinze kilomètres de rayon. Parvenue à la verticale du site, elle se mit en vol stationnaire.
– Descente abscisse 0, ordonna Katell. Arrêt anti-G à 16 pieds.
Quand la navette se fut immobilisée, Miklos défit sa ceinture de sécurité.
– Ok, dit-il tout le monde sur le pont dans cinq minutes.
– Holà, cinq minutes, comme tu y vas ! protesta Tahar. Je suis un civil moi.
– Tu viens de perdre quinze secondes. Exécution.
Tahar excepté, ils enfilèrent leurs combis en moins de trois minutes. Toujours serviable, Irina aida l’archéologue bougonnant à boucler la sienne. L’IA de bord fit une check-list des capteurs vitaux et des caméras oculaires dont elle assurerait en temps réel le montage des images destinées aux archives. Puis ils se rassemblèrent dans la soute où Miklos actionna l’ouverture d’un tube trans. Katell sauta la première. Ralentie à un dixième de G par le tube, sa chute lui parut durer une éternité. Les deux scientifiques et Miklos la rejoignirent peu après sa réception.
Ils se trouvaient sur un sol noir et compact, strié de traînées grises. Le volcan les écrasait de son gigantisme, projetant sur la plaine son ombre démesurée. Les monticules étaient bien visibles, à quelques mètres sur leur droite.
– On croirait voir un groupe de baleines échouées, remarqua Irina.
Ils avancèrent précautionneusement et s’arrêtèrent au pied de la première butte. Elle devait bien faire vingt mètres de haut. Miklos sortit d’une poche latérale de sa combinaison une petite foreuse laser dont il régla l’intensité au minimum puis il la dirigea vers le monticule. L’étroit faisceau rouge de l’appareil vaporisa la paroi sur une dizaine de centimètres de profondeur.
– C’est très friable, dit-il en grattant de ses doigts gantés le fond de l’excavation. Je m’attendais à trouver une gangue de basalte. À l’évidence ce ne sont pas des coulées de lave qui ont recouvert ce qui est dessous.
– Une nuée ardente, dit Katell.
Ils se tournèrent d’un seul mouvement vers elle. Elle eut un petit rire gêné.
– Tom a sans doute un sale caractère mais c’est quelqu’un de fascinant quand il vous raconte des histoires de volcans. J’ai appris pas mal de choses avec lui. Entre autres que le type d’éruption dépend du type de volcan. Celui-ci doit être un volcan gris dont les éruptions ne sont pas effusives mais explosives, et plus précisément pliniennes. En activité il devait projeter des nuées ardentes à très haute altitude.
– Et c’est quoi une nuée ardente ? demanda timidement Irina.
– C’est un mélange de lave pulvérisée, de pierres ponce et de boue. En refroidissant dans l’air, la lave se transforme en cendres et le tout recouvre le sol à des dizaines de kilomètres à la ronde, voire des centaines quand on a affaire à un mastodonte comme celui-ci. Regardez autour de vous, aussi loin que porte le regard le sol est le même partout.
Tournant le dos au volcan, ils fixèrent une immense étendue grise que seul arrêtait l’horizon. Dans la lueur pourpre de la naine rouge, l’impression de désolation était saisissante.
– Bon, dit Miklos, après ce cours magistral du capitaine Heol al Loar, nous allons reprendre notre exploration. On va agrandir ce trou et creuser à tour de rôle. Si on s’y met tous en même temps, on risque de se carboniser les uns les autres. À toi l’honneur Tahar. Et surtout, pense à faire une belle voûte si tu ne veux pas finir englouti sous la cendre.
Sans rechigner, Tahar se mit à l’ouvrage. Il eût tôt fait de creuser une entrée de tunnel assez haute et large pour permettre le passage d’une personne de sa corpulence. Il s’appliqua sur la voûte, la lissant en un parfait arc de cercle qu’il vitrifia en augmentant l’intensité de sa foreuse. Irina prit la relève et s’enfonça d’un bon mètre dans l’excavation. Katell s’y attela à son tour avec enthousiasme, mue par une immense curiosité. Elle devait être à deux mètres de profondeur quand l’accident se produisit. Aussitôt après qu’une plaque de terre se soit effondrée devant elle, le rayon de sa foreuse lui fut renvoyé en plein visage. Bien que sa combinaison réagit au millionième de seconde en opacifiant sa visière, elle crut voir exploser mille soleils puis perdit connaissance.