Nadja
II
Le lendemain matin, malgré ma furieuse envie d’aller voir Nadja, je me rendis directement dans mon nouvel espace de travail. Avec Breteau, il fallait jouer au plus finaud. Pour vivre heureux, vivons cachés, me dis-je en adressant à Nadja le courriel suivant :
« Rendez-vous à 10 heures dans le programme Animalins. Serveur 4. Code accès : hihan. Espace Pacifique. Mot de passe : jyc04. Par souci de discrétion, n’utilise pas ton micro, connecte-toi en mode IRC. Et prends l’avatar de ton choix. »
« Que l’ubiquité soit ! », répondit aussitôt Nadja.
Animalins était une association fortunée de défense des espèces animales menacées. Elle nous avait commandé un univers virtuel de rencontres 3D. Cet univers comprenait dix espaces, dont j’étais chargé du développement, chacun d’eux représentant un écosystème différent. Pour l’espace Pacifique, c’était celui d’une île de l’archipel des Galapagos que je rejoignis à neuf heures cinquante-cinq précises, mon casque VR sur la tête et mon capteur Bluetooth de mouvement fixé sur l’index de ma main droite. L’île m’accueillit sur sa plage, dans le grondement des rouleaux s’abattant sur le rivage. Le soleil était bas sur l’horizon, j’avais programmé sa position à 20 h de façon à pouvoir assister avec Nadja à son coucher. Un peu de romantisme ne tue pas. Mon avatar était un fou à pattes bleues, oiseau rigolo dont on jurerait que les pattes ont été plongées dans un pot de peinture. En attendant Nadja, je me mis à faire un tour d’inspection de cet espace que je connaissais comme ma poche. Le réalisme était saisissant sauf à certains endroits, flous car inachevés. Je montai aussi haut que le permettait le programme. Je vis l’île dans sa totalité, au milieu d’un océan taché d’écume. Et soudain, je l’aperçus, sous l’apparence d’une mouette gracieuse. Elle montait vers moi, je descendis vers elle.
– Ici nous serons tranquilles, lui dis-je par l’intermédiaire du clavier, mes paroles s’affichant dans une bulle, comme dans une bande dessinée.
– Breteau ne peut pas nous surprendre ?
– Il ne peut pas entrer dans cet espace, j’ai changé hier le code d’accès. S’il me fait une remarque, je lui dirai que c’est un problème serveur ?
– Tu me fais visiter ? me demanda-t-elle quand nous fûmes au même niveau.
– Avec plaisir.
Je lui montrai tous les recoins de l’île. Elle reconnut le talent de Marianne dans la conception graphique.
– Tu n’as rien à envier à Marianne, lui dis-je. J’ai vu ton book. Je dois reconnaître que Breteau a raison. Il est époustouflant.
– Tu n’es pas mal non plus… en tant que développeur. Serions-nous complémentaires ?
– 😀, répondis-je.
– ATTRAPE-MOI SI TU PEUX, me cria-t-elle.
Elle plongea dans les vagues. Je me lançai sans me faire prier à sa poursuite.
Plusieurs milliards de ticks1 plus tard, nous nous posâmes sur la plage pour contempler le coucher du soleil.
– Bouleversifiant, dit Nadja quand le dernier rayon eut disparu à l’horizon. J’aimerais passer mes vacances sur cette île.
J’étais sur le point de lui dire qu’en ce qui me concernait c’était avec elle que j’aimerais passer mes vacances, peu importait le lieu, quand je décelai un mouvement sur la gauche de mon champ de vision. Un iguane était apparu sur un rocher et nous regardait.
– Martin, dans mon bureau, dit l’iguane.
Je fus renvoyé pour faute professionnelle grave. Nadja et moi avions passé toute la matinée sur l’île de l’espace Pacifique, sans prendre conscience du temps qui s’écoulait. Je ne sais pas comment Breteau a pu forcer le code d’accès, mais je soupçonne l’entremise de Laurent. J’ai bien essayé de faire valoir que le test des interfaces faisait partie de mes attributions. Mais Breteau a méchamment rétorqué que batifoler toute une matinée dans un virtuel pour finir par regarder un coucher de soleil en temps réel, sans jamais procéder au relevé des erreurs forcément existantes ni intervenir sur le code, ne pouvait être considéré comme une activité productive.
Je sais bien que si Nadja n’avait pas été là, j’aurais eu droit à une simple réprimande. Breteau s’est bien gardé de la renvoyer, elle. Il pensait sans doute disposer ainsi d’un moyen de pression supplémentaire pour exercer son droit de cuissage. Pauvre et pitoyable Breteau.
J’eus tout juste le temps d’envoyer un dernier courriel à Nadja où je lui expliquai la situation et lui communiquai mon 06. Je dus quitter sur le champ les locaux de la société. Le responsable de la sécurité s’assura que je n’emportais aucun matériel ni aucune information confidentielle. Quelle importance, tout était dans ma tête, le sourire de Nadja en prime.
Je n’eus aucune nouvelle d’elle jusqu’au lendemain soir. J’étais chez moi, dégustant un velouté d’asperges, quand j’entendis siffloter mon smartphone, m’annonçant la réception d’un courriel dont l’expéditeur était répertorié dans mon carnet d’adresses.
– Lire message, prononçai-je à haute voix.
Mon assistant personnel emprunta une voix suave de jeune femme pour réciter :
« Bonjour Martin. C’est tout frais attaché. Ouvre vite. Nadja. »
– Ouverture pièce jointe, ordonnai-je d’une voix fébrile.
Le smartphone transmit le fichier à l’écran multimédia qui trônait sur mon plan de travail. Une animation vectorielle apparut. En bord de mer, une mouette de type rieuse s’attaquait à un iguane qui se défendait mollement et finissait par s’enterrer dans le sable. La mouette montait ensuite dans le ciel, haut, très haut, pour transpercer des cieux en papier bleu et disparaître. De la déchirure surgissaient des lettres d’or en désordre qui s’assemblaient pour former ces mots :
« Tu me plais, et même pire. Nadja. »
Suivait son numéro de mobile, que je préfère ne pas divulguer ici. Car, depuis ce jour, Nadja et moi ne souhaitons plus être dérangés.
Nouvelle revue et corrigée. La première version de ce texte a été publiée dans Vivre en Languedoc-Roussillon, décembre 2006.
1Unité de mesure du temps en informatique correspondant à un millionième de seconde.
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