Nadja
I
Yeux bleu outremer, peau mate, cheveux noir de jais en vagues, formes harmonieuses, Nadja aurait fait retourner sa veste au plus farouche opposant au métissage et autres contempteurs du dialogue nord-sud.
Devant elle, nul ne pouvait soutenir que le choc des civilisations était une fatalité. Car chez Nadja, l’interpénétration des cultures, loin d’être source d’antagonismes, avait manifestement contribué pour une grande part à son épanouissement. Quiconque la croisait pour la première fois était saisi de l’intime conviction que sa beauté troublante n’était pas un masque plaqué sur un mannequin de chair mais bien le reflet d’une insondable richesse intérieure, à peine occultée par une joie de vivre communicative. Comment dès lors ne pas tomber, au premier regard, sous son charme ? Tout le studio retint son souffle en la voyant entrer dans la grande salle des ordinateurs. Breteau, le chef de projet, la serrait de près, l’habituel sourire carnassier ourlant ses lèvres minces. Il était clair pour tout le monde qu’il avait déjà jeté son dévolu sur la jeune femme, ou plutôt sur la seule chose qu’il pouvait voir d’elle ou de toute autre femme : sa partie émergée, son corps.
– Je vous présente Nadja, dit-il de sa voix de gorge. Elle est designer et fait maintenant partie de la maison. Je trouve son book époustouflant. Comme vous le savez, notre volume d’affaires ne cesse d’augmenter. Nadja pourra utilement épauler Marianne qui croule sous le boulot.
Les yeux du prédateur quittaient de temps à autre l’objet de son désir pour se poser sur l’équipe, comme s’il cherchait parmi nous les rivaux potentiels qu’il aurait, le cas échéant, à neutraliser. Sans doute lut-il sur mon visage un trouble qui me classait, de son point de vue, dans cette catégorie, car il s’attarda sur moi, le regard noir. Sur le coup, je ne prêtai pas attention à cette ostensible hostilité à mon égard. Jamais la pensée ne m’avait effleuré que je pouvais constituer une menace pour notre chef de projet, réputé pour être un don Juan hyperactif, et de surcroît mon supérieur. Je compris plus tard que cette engeance-là avait l’instinct infaillible du mâle dominant dans une harde.
Nadja nous dévisageait avec un franc sourire. Breteau nous présenta rapidement. Elle salua chacun d’entre nous d’un bonjour aimable. Je voulus croire que ses yeux lagon s’attardaient sur moi une fraction de seconde de plus que les autres.
– Bien, maintenant que les salamalecs sont faits, au travail, poursuivit Breteau. Marianne, vous allez toutes affaires cessantes instruire Nadja sur notre charte graphique puis elle pourra vous assister sur le développement du site des parfumeries Lambaume. Mettez-la au parfum, quoi.
Quelques rires de complaisance s’élevèrent, qui ne firent que souligner le peu de succès de l’humour breteaunien auprès du studio. Le chef de projet nous laissa après avoir informé Nadja, sur un ton n’admettant pas de refus, qu’il la conviait à déjeuner à midi trente précis, il avait à l’entretenir de choses d’importance. Quand il s’éloigna, Nadja nous adressa un sourire entendu. Elle n’était, bien sûr, pas dupe et avait déjà choisi son camp : celui des travailleurs corvéables à merci, le nôtre.
Marianne s’efforça de faire bonne figure à la nouvelle recrue. Jusqu’à ce jour, elle avait régné sans partage sur la section graphique du studio, elle allait perdre son statut privilégié. Mais elle fut vite conquise par le caractère conciliant de Nadja. Celle-ci la complimenta sur son travail et l’écouta avec une profonde attention, comme un disciple écoute son maître. Puis, elle se lança sans sourciller dans une série de tâches ingrates, peu créatives, que Marianne faisait traîner depuis des jours et qu’elle lui légua avec un soulagement visible. Outre l’occasion de se débarrasser à bon compte d’un travail fastidieux, c’était aussi une manière de lui signifier qu’elle devait repartir de zéro avant d’espérer, un jour, la supplanter.
Le bureau où Nadja avait pris place étant situé au nord-ouest du mien, je ne me privais pas de la contempler à la dérobée. Son beau visage reflétait une profonde concentration que mes fréquents regards ne parvenaient pas à troubler. À un moment pourtant, alors que mes yeux se détachaient pour la centième fois de mon écran pour se poser sur elle, je la surpris me regardant à son tour. Et plutôt que de détourner la tête, elle m’adressa un gentil sourire. Ce fut l’appel du large, la promesse d’une aube à l’horizon ouvert. À compter de cet instant, Nadja entra dans le champ de mes préoccupations.
Laurent, le webmestre de notre intranet n’était guère apprécié pour son humeur morose, il l’était en revanche pour son efficacité. Dès le début d’après-midi, Nadja disposait d’une adresse e-mail et tous les collaborateurs de la société avaient reçu un courriel les en informant. Je ne résistai pas à la tentation. Les premiers mots électroniques que je lui adressai furent : « Comment s’est passé ton “déjeuner de travail” ? Breteau a-t-il su se tenir ? S’il t’importune, fais-moi signe, je recruterai un homme de main pour lui taper sur les doigts ou un piétiste pour lui casser les pieds. Martin. »
J’avoue qu’il y avait une part d’anxiété derrière cet humour un peu forcé. Nadja aurait-elle la force morale de résister au patient harcèlement du sieur Breteau ? Et d’ailleurs, pourquoi ne le trouverait-elle pas à son goût, finalement, cet homme-là ? C’était un quadragénaire d’expérience, au charme viril. Parmi ses anciennes victimes, il y en avait certainement qui avaient succombé à ses avances sans qu’il ait été nécessaire d’exercer sur elles une très forte pression psychologique. J’épiai la réaction de Nadja au moment où elle lut mon courriel. Un sourire complice apparut sur ses lèvres et elle se mit aussitôt à pianoter sa réponse : « Breteau est à ce point prévisible qu’il en est très ennuyeux. C’est un homme sans mystère. » Je résistai au désir d’abonder dans son sens, on ne frappe pas un homme à terre, et transmit : « Un café corsé te ferait-il oublier ce moment désagréable ? » « YES », me répondit-elle en utilisant la plus grosse taille de caractères. Je lui emboîtai le pas, sous le regard interrogateur de Marianne. Si le gentil et effacé Martin se mettait à draguer tous azimuts, où allions-nous ?
Animoon faisait partie du cercle restreint des sociétés de production multimédia qui avaient survécu au krach boursier de l’Internet à la fin des années quatre-vingt-dix. À l’âge d’or avait succédé une période de vaches maigres pour les employés rescapés. La direction leur demandait sans cesse de « faire un effort », à savoir travailler à l’œil au-delà des trente-cinq heures réglementaires. En retour, elle tolérait quinze minutes de pause toutes les deux heures, faisant habilement passer pour une largesse une obligation de la Médecine du Travail concernant le travail devant écran. Les boissons chaudes, café, thé et ersatz de chocolat, proposées par le distributeur de la salle de pause étaient généreusement offertes par la maison, contrairement aux boissons fraîches et autres sucreries, faut pas rêver. Pour fumer traditionnel – hors cigarette électronique –, prière de se rendre sur la terrasse contiguë à la pièce, quoi que puisse indiquer le baromètre très design accroché au mur, entre deux reproductions de Kandinsky. Et, justement, pour l’arrivée de Nadja, il s’était mis au beau fixe le baromètre. Nous sirotâmes donc notre café sur la terrasse, allongés sur des transats en position basse, un doux soleil printanier nous caressant le visage.
– Plutôt sympa, cette boîte, murmura Nadja en s’étirant sensuellement. Si on fait abstraction de Breteau, bien sûr.
– Oui, on est pas si mal loti, approuvai-je en faisant mine de m’endormir.
– Tu n’es pas d’ici, n’est-ce pas ?
– À quoi tu vois ça ? demandai-je avec un petit rire en ouvrant un œil.
– À ton accent parigot, à quoi d’autre ?
– Touché. Je suis bien un immigré. Ça ne fait que deux ans que je vis à Montpellier. Et toi ?
– Moi ?… Je suis une enfant du pays. Une pure autochtone, ajouta-t-elle en souriant.
Elle garda un instant le silence puis reprit :
– Ça fait combien de temps que tu travailles dans cette boîte ?
– Six mois à peine.
– Tu développes dans quels langages ?
– Un peu de tout, Java, PHP, Python, C++…
– Et actuellement tu fais quoi ?
– J’implémente un protocole UDP dans un virtuel 3D.
– Ah, j’aimerais bien voir !
– Pas de problèmes. Tu seras d’ailleurs certainement amenée à concevoir des avatars pour les bibliothèques.
Nous en étions là de notre discussion quand je sentis une présence près de moi. Je levai les yeux et croisai le regard peu amène de Breteau. M’ignorant délibérément, il se rapprocha de Nadja.
– Vous avez vite pris le pli de la maison, lui dit-il d’un ton mi-figue, mi-raisin. Seriez-vous déjà fatiguée ?
Sans se démonter, elle répliqua :
– C’est le stress du nouveau boulot, ça me fait toujours ça le premier jour.
Elle regarda sa montre et se leva d’un bond.
– Mais dix minutes suffisent à me requinquer. On y va Martin ?
Je me levai à mon tour et m’apprêtai à la suivre quand Breteau me retint d’un geste, le regard fuyant.
– Il faut que je vous parle, Martin. Allons dans mon bureau.
Nadja m’adressa un discret clin d’œil et s’éclipsa. Je suivis sans me presser un Breteau nerveux, qui courait plus qu’il ne marchait. Quand je pénétrai dans son bureau, il m’attendait, les bras croisés, le regard froid. Je m’assis sans attendre qu’il m’y invite. Il ferma rageusement la porte et vint se planter devant moi, me toisant de bas en haut.
– Il me semble que vous avez levé le pied, ces derniers temps, Martin, me dit-il d’un ton sec.
La réprimande me surprit. Je pensais au contraire avoir été très productif depuis un mois. Dans l’avancement de mon travail, je croyais même être au-delà des prévisions du planning.
– Je ne suis pas ce cet avis, me contentai-je de répliquer.
– Marc a à peine fait la moitié des anims des scènes. Vous êtes censé superviser son travail, non ?
– Certes, mais pas faire les anims à sa place. Si vous avez quelque chose à lui reprocher, adressez-vous directement à lui.
– Vous n’avez pas à me dire ce que je dois faire, Martin.
La voix de Breteau vibrait d’une colère difficilement contenue.
– J’ai décidé de réorganiser les équipes. Vous allez vous installer dans la section des serveurs, chez Laurent. Au moins, avec lui, vous ne serez pas distrait, ricana-t-il.
Soudain, je compris. Breteau voulait m’éloigner de Nadja. Et moi qui ne m’expliquais pas son attitude à mon égard.
– Ça ne va pas m’aider à superviser le travail de Marc, ironisai-je.
– Phil vous remplacera. Ainsi, vous pourrez vous consacrer entièrement à vos finitions.
Un sourire fourbe plissait les lèvres de Breteau, auquel je répondis par une moue de mépris. Lui et moi ne nous étions jamais appréciés mais cette fois-ci, la guerre était ouverte. Breteau s’assit à son bureau et fit mine de s’absorber dans l’étude de papiers divers.
– Vous pouvez retourner travailler, me dit-il sans lever les yeux. Inutile de déménager votre ordinateur, Laurent en mettra un à votre disposition.
Je passai prendre mes affaires dans la grande salle. Nadja n’était pas là. Marianne surprit mon air désappointé.
– Elle est à une réunion de travail avec un nouveau client, me dit-elle avec un sourire en coin en me désignant de la tête une porte au fond. Breteau vient de l’appeler pour lui demander de s’y rendre immédiatement.
Le salaud, il n’avait pas perdu de temps. J’ouvris la bouche pour proférer un juron bien senti mais Marianne, d’un geste, m’intima le silence. Breteau se rapprochait, arborant une mine satisfaite. Sans dire un mot, il traversa la pièce pour rejoindre la salle de réunion. Je gagnai quant à moi, la rage au cœur, la section des serveurs où officiait le sombre Laurent. Je ne revis pas Nadja de la journée.
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