Loin de Fontainebleau
Comme tous les matins depuis un mois, je sors de chez moi avec un masque filtrant sur mes voies aériennes.
Après la parenthèse « verte » de 2020 – sur laquelle je ne reviendrai pas, car les livres d’histoire concernant cette période ne manquent pas – la pollution atmosphérique de notre village planétaire est repartie à la hausse et, depuis dix ans, n’a jamais fléchi. Crise économique oblige – et quelle crise ! –, la reprise n’était pas compatible avec la transition écologique, repoussée sine die. Les énergies fossiles étaient toujours bien moins onéreuses, quoi qu’on en dise, malgré leur relative raréfaction, que les solutions alternatives. D’autant plus que, du fait d’obscures considérations géostratégiques, les cours du pétrole étaient au plus bas. Que voulez-vous, l’homme ne sait être rationnel qu’à court terme.
Mon assistant personnel m’informe dès mon réveil des différents taux de polluants dans l’air. Dioxyde de soufre, oxydes d’azotes, ozone, monoxyde de carbone, benzène, arsenic, cadmium, nickel, plomb, hydrocarbures aromatiques, sans oublier les fameuses particules fines : tous les voyants sont au rouge, les valeurs limites d’émissions fixées par l’O.M.S. pulvérisées. On ne peut plus parler de pic, plutôt de plateau, tant les jours de brume grise se suivent et se ressemblent. Tout est entouré d’un halo malsain, on se croirait dans le smog londonien des années victoriennes. Heureusement, je possède un masque très performant. Il m’a coûté les yeux de la tête mais je n’avais pas le choix : je suis asthmatique. Il est garanti à vie. Je dois juste remplacer sa cartouche-filtre une fois par mois.
Il m’arrive souvent de croiser dans le hall de l’immeuble mon voisin de palier. Il est invariablement en tenue d’alpiniste : bonnet, parka, pantalon elastis, chaussures de montagne et sac à dos où sont accrochés un rouleau de corde d’escalade ainsi qu’une dizaine de pitons et anneaux. Lui aussi porte un masque, mais un masque respiratoire, relié à une petite bouteille d’air comprimé qui émerge d’une poche latérale de son sac. Des lunettes à grosses montures complètent le portrait du bonhomme en chouette urbaine. Je m’interroge fréquemment à son sujet. C’est un solitaire taciturne, un taiseux, mais, à force de persévérance – bonjour-bonsoir, vous allez bien ? –, j’ai réussi à lui tirer les vers du nez. Il s’appelle Marc, a 58 ans et a pris une retraite anticipée de la fonction publique. Il était prof d’histoire. Sa seconde femme est morte d’insuffisance respiratoire. Je ne sais plus si c’était durant la crise ou après. C’est une pathologie courante de nos jours. Il ne m’en a pas dit beaucoup plus. Quand je lui ai demandé pourquoi, il se baladait toute la sainte journée en tenue de premier de cordée, il m’a juste répondu qu’il aimait la varappe. À Paris ? lui ai-je lancé avec incrédulité. Où ça ? Montmartre, la Montagne Sainte-Geneviève ? Il n’a pas semblé relever l’ironie de ma question, a eu un geste évasif et a coupé court à notre entretien.
Ce matin, tombant sur lui alors qu’il ouvre sa boite à lettres, je m’enhardis à le questionner de nouveau :
– Allez, dites-moi votre secret. Vous vous êtes donné comme objectif de faire tous les sommets de la Défense ?
Il me regarde avec lassitude et, semblant hésiter sur l’attitude à adopter, finit par lâcher :
– Je fais de l’escalade, à Fontainebleau.
– Ah, les rochers. Je comprends mieux maintenant.
Je jette un œil par la porte vitrée et assène, avec fiel : « Même quand il pleut ? » Il se contente de plisser les lèvres et s’éloigne sans un mot.
La pluie est une bénédiction. Elle précipite au sol les particules fines et rend l’air tout à fait respirable. J’enlève mon masque sans oser inspirer un bon coup : je suis un épicurien, jamais dans l’excès. Dans le métro qui m’emmène à mon travail – je suis expert-comptable dans le XVIIème –, je songe à nouveau à cet intrigant voisin. Une question en appelant une autre, je m’interroge sur ses revenus. Disposer d’air comprimé suppose soit d’être très malade et pris en charge par la sécurité sociale, soit d’être riche. L’air pur est devenu rare, l’air purifié cher. Peut-être bénéficie-t-il d’une pension de réversion. Car, une chose est sûre, il ne souffre pas, lui, d’une insuffisance respiratoire, tout à fait incompatible avec la pratique de l’escalade. Il paraît même en bien meilleure santé que le commun des mortels. Il a la teint rose, la peau souple, alors que je ne vois autour de moi que visages gris et craquelés. J’en fais d’ailleurs partie, mes miroirs me le confirment. Ces interrogations me taraudent une bonne partie de la journée. Le soir, rentrant chez moi, je prends la décision de tirer l’affaire au clair. Demain, nous sommes samedi, me dis-je. Demain, je le suivrai.
Je me suis levé à l’aube et me suis habillé en vitesse – tenue jogging et chaussures de sport – pour être sûr de ne pas rater le départ de mon voisin. Je peux organiser mon temps libre comme je l’entends, je viens de rompre à l’amiable avec ma dernière régulière : « On reste copains, hein ? ».
Buvant mon café derrière la porte d’entrée, je tends l’oreille au moindre bruit provenant de son appartement. Je l’entends se lever, pisser, s’asperger d’eau, s’habiller et prendre un rapide petit déjeuner. Quand il sort de chez lui, je laisse passer quelques secondes avant de me glisser à sa suite dans l’escalier. Nous habitons au troisième étage, il ne prend jamais l’ascenseur. Il marche jusqu’au boulevard du Montparnasse où il descend dans la bouche du métro Vavin côté Coupole. Je me glisse en même temps que lui dans le serpent sur roues, me tenant à distance, ma capuche rabattue sur la tête. Il descend à la station Alésia et remonte l’avenue Jean Moulin jusqu’au pont sur la Petite Ceinture. Pas vraiment l’itinéraire pour aller à Fontainebleau, me dis-je avec un frisson d’excitation. Il ne traverse pas le pont mais emprunte sur sa droite la rue Auguste Cain jusqu’à la rue des Plantes, et là… il disparaît de ma vue. J’accélère le pas et parvient à l’endroit où il s’est volatilisé. Je comprends vite qu’il a escaladé un muret pour descendre sur la bande arborée le long de la voie ferrée désaffectée, refuge de sans-abris et de fêtards estivaux et, bien sûr, interdite au public. J’hésite quelques secondes mais l’attrait du mystère est plus fort que mon respect des lignes rouges et j’escalade à mon tour le muret. Un pierrier permet de dévaler jusqu’en bas mais l’aventure est périlleuse. Je bousille mon pantalon de jogging et m’écorche copieusement les mains en m’affalant dans la déclivité instable. Quand, enfin, je touche la terre ferme, mon soulagement est de courte durée. Une main nerveuse se pose sur mon épaule. Mon voisin me domine d’un air menaçant – j’ai oublié de dire qu’il fait vingt centimètres de plus que moi.
– Pourquoi me suivez-vous ? demande-t-il derrière son masque et ses lunettes, d’un ton peu amène.
Je bégaie, je bafouille :
– Je… je voulais savoir comment… comment vous faisiez.
– Comment je faisais quoi ?
Je me sens ridicule, pathétique, minable.
– Pour… pour rester frais et rose… malgré la pollution.
Il me fixe sans rien dire, l’air interloqué, puis part d’un grand éclat de rire.
– Tu vas bientôt le savoir, mon ami.
Il me pousse dans un bosquet touffu qui cache l’entrée d’un gouffre. La porte des enfers ? Il sort une lampe frontale de son sac.
– Tu vas passer devant moi.
J’hésite, il tente de me rassurer : « Ne t’inquiète pas, la pente est douce. » Mais ça n’est pas l’inclinaison qui me fait peur, plutôt son inclination à lui pour les profondeurs.
Nous nous glissons dans les entrailles de la terre. La descente est aisée mais longue et angoissante. Je suffoque de claustrophobie dans un étroit couloir de ténèbres humides où il faut baisser la tête pour ne pas la cogner à la roche. Je ne peux malheureusement pas faire demi-tour, mon voisin massif m’interdit toute retraite. Et soudain, ma peur s’évanouit, une grande sérénité m’envahit. Le boyau débouche dans une petite grotte qui ouvre sur… une cathédrale. De sa très haute voûte tombent de splendides stalactites, tuyaux d’orgue naturel. Un groupe de spéléologues nous accueille avec force sourires et accolades. Marc ôte son masque, je l’imite, hésitant. Je hume l’air ambiant. Il est frais et d’une pureté exquise. Le filtre naturel que constituent les strates de roche et de terre au-dessus de nos têtes l’a nettoyé des miasmes de la surface. Le silence aussi est en ce lieu d’une qualité inconnue, à peine troublé par les voix calmes du groupe. Marc me fixe d’un air grave.
– Tu dois jurer de ne jamais révéler l’existence de cet endroit. À quiconque. Jure-le de toute ton humanité enfouie.
– Je le jure, de toute mon humanité enfouie, dis-je sans hésitations.
– Très bien. Maintenant tu vas m’aider, me dit-il en sortant trois bonbonnes d’air comprimé de son sac.
Il m’entraîne vers un étrange assemblage de vélos d’appartements et de machines.
– Avec ces vélos reliés à des générateurs électriques, nous produisons l’énergie nécessaire pour alimenter notre compresseur, m’explique Marc.
Il connecte ses bouteilles à l’appareil et me sourit de toutes ses dents.
– En selle, camarade. Tu gagneras ton air pur à la sueur de ton front. Et… tu pourras, toi aussi, retrouver le teint frais d’un montagnard, ajoute-t-il, goguenard.