Le répertoire
Le portable de Yann avait sonné au moment même où il mettait en veille son ordinateur. C'était Taj, le webmestre de Dronos, un fabricant de drones de loisirs, son plus gros client.
Leur site de vente en ligne avait été victime d'une attaque informatique en début de soirée. Tous les modèles d'aéronefs avaient soudain affiché le même prix : 1 euro. Affolé, Taj – plus doué en gestion de catalogue qu'en langages de programmation – avait, en catastrophe, bloqué l'accès au formulaire des transactions bancaires avant d'appeler Yann.
— Nous sommes vendredi et il est 19 heures, lui avait fait remarquer l'informaticien.
— C'est toi qui as développé le back-office. Tu es le seul à pouvoir nettoyer ça.
— Je n'ai pas dit que je ne voulais pas le faire. Disons... lundi matin.
— Lundi ?! Tu n'y penses pas ! Quarante pour cent du chiffre d'affaires de la semaine se fait le week-end !
Yann savait qu'il ne pourrait pas se défiler. Néanmoins, en traînant les pieds, il espérait bien faire monter les enchères. Son compte bancaire était dans le rouge.
— Demain. Ce soir, je sors, mentit-il.
— Déconne pas, Yann ! Si je me fais virer, tu prendras le Titanic avec moi.
Il avait fait durer de trois longues secondes l'attente anxieuse de Taj.
— OK. Mais voilà mes conditions, non négociables : cent euros de l'heure, toute heure commencée étant due. Je ne ferai rien avant d'avoir reçu, par courriel, un accord de la direction.
L'accord lui était parvenu moins de dix minutes plus tard. Il avait pris une bière dans le réfrigérateur et, mi-bougonnant mi-sifflotant, avait relancé ses machines.
Dans un premier temps, Yann parcourut la liste des fichiers sur le serveur. Aucun n'avait été ajouté mais celui qui justement gérait l'affichage du catalogue avait été remplacé le jour même, à 16 h 38 exactement. Il le téléchargea et l'édita pour constater qu'aucun script malveillant ne pervertissait son code. Seule une ligne de commentaire, en anglais, attestait d'une intrusion :
/* I'm just a Peeping Tom */
« Je suis seulement un voyeur », traduisit Yann à mi-voix. Il poussa un soupir de soulagement. Ce type n'était pas un psychopathe. Juste un hacker qui éprouvait le besoin narcissique de montrer ses compétences en matière de piratage informatique. Il avait uniquement modifié le champ « Prix » des enregistrements de la base de données. Rien de grave, mais tout remettre en ordre allait lui demander pas mal de temps. Un administrateur s'était probablement fait voler ses identifiant et mot de passe, la voie classique. La première chose à faire était donc de modifier les chaînes d'authentification de toutes les accréditations.
Le nom lui sauta aux yeux dès qu'il accéda à la table des comptes administrateurs : Orrow Tom. Personne de ce nom, à sa connaissance, n'était employé chez Dronos. Il appela aussitôt Taj qui le lui confirma.
Il mit deux heures et trente-cinq minutes pour tout remettre en ordre : supprimer l'accréditation de Tom Orrow, modifier tous les mots de passe des comptes administrateurs légitimes, changer toutes les clés de connexion au site et à la base de données liée, et enfin, réaffecter à tous les modèles du catalogue leur prix réel. Alors seulement, il s'accorda une seconde bière.
Il repensa à ce Peeping Tom, Tom Orrow, amateur de jeux de mots. Tomorrow, demain, en anglais. Qui se cachait derrière ce pseudo ? Une recherche en ligne lui apprit qu'il n'existait, étrangement, qu'une référence à ce nom : un jeune Canadien qui n'avait rien d'un geek. Les autres résultats concernaient tous « tomorrow ». Un lien, cependant, récemment indexé, attira son attention : tomorrow.vision, sur lequel il cliqua machinalement. Bonne pioche. Le masque de Guy Fawkes, blanc sur fond noir, le fixait de ses orbites vides. Le symbole des Anonymous, le plus célèbre des mouvements hacktivistes. Yann n'en revenait pas. Il ouvrit fébrilement un onglet et se rendit sur le site de l'ICANN. La base Whois lui révéla que Tom Orrow était bien le propriétaire de cette adresse mais les coordonnées de contact étaient celles du bureau d'enregistrement. L'information sur l'extension « .vision » était en revanche plus intéressante. Outre l'optique et l'ophtalmologie, elle pouvait être délivrée à toute personne ou entité porteuse « d'un projet, d'une vision d'avenir ». Voyeur ou visionnaire ? s'interrogea Yann. N'y tenant plus, il cliqua sur le masque. Un dossier orange, portant la date du 25 mars, le remplaça. Le 25, c'est demain, tomorrow, songea Yann. Visionnaire ou... voyant ? Un double-clic sur ce dossier en révéla deux nouveaux : rouge pour celui de gauche, orange, une fois de plus, pour celui de droite. Ils étaient datés du surlendemain, le 26 mars. Il ne put aller plus loin, ils refusèrent de s'ouvrir.
Il se réveilla à l'aurore, reposé et d'humeur joyeuse. Depuis son dernier échec sentimental – son caractère asocial lui interdisant toute relation stable –, il n'avait goût à rien d'autre qu'écrire du code. Mais en ce jour de printemps naissant, la vie lui apparaissait soudain porteuse de tous les espoirs.
Ses attentes ne furent pas déçues. Se promenant sur les berges du fleuve, il s'enhardit à aborder une jeune femme, comme lui solitaire. Elle ne se détourna pas. Il l'invita à prendre un petit déjeuner au bord de l'eau. Solène, c'était son prénom, accepta sans marquer d'hésitation. Ils se découvrirent de profondes affinités. Ils ne se quittèrent pas de la journée et se séparèrent tard dans la nuit, avec la promesse de se revoir le lendemain.
De retour chez lui, mû par un soudain pressentiment, il se rendit sur la page d'accueil de tomorrow.vision. Il choisit le dossier rouge. Cette fois, quatre sous-dossiers apparurent : rouge, orange, jaune et vert, datés du 27 mars. Comme il s'y attendait, aucun de ces répertoires ne voulut s'ouvrir. Et, chose étrange, il était impossible de revenir en arrière. Aucune commande de la barre de menu ne fonctionnait.
Le lendemain, en retrouvant Solène, il ressentit l'euphorie du sentiment amoureux. Leur journée fut solaire. Et leur nuit torride, car elle consentit à venir la passer dans son appartement.
Elle dormait paisiblement, sa chevelure auburn déployée sur l'oreiller, quand il s'éveilla, peu avant l'aube. Sur sa table de chevet, sa tablette s'éclaira. Elle affichait les quatre dossiers du 27 mars. Il effleura le vert. Il savait qu'en toute logique, le nombre de répertoires doublerait. Il y avait en effet quatre dossiers supplémentaires : trois bleus – ciel, indigo et outremer –, le dernier violet. À ce rythme, l'arborescence allait vite devenir gigantesque : 16, 32, 64, 128... Dans une semaine, il ferait face à 1024 dossiers. Plus d'un million dans deux semaines ! Et soudain, il fut saisi d'une illumination. Le nombre de chemins pouvait bien être infini, il lui faudrait toujours en choisir un. De plus, l'agencement des couleurs – lumineuses, jamais ternes ni sombres – n'était pas aléatoire : il avait sous les yeux le spectre de l'arc-en-ciel. Par cette symbolique optimiste, on lui indiquait les itinéraires d'une vie sereine tout en lui rappelant qu'il conservait son libre arbitre. Que ce « on » soit un ange gardien, Tom Orrow, Bison Futé ou une projection de lui-même, le guidant depuis une dimension repliée dans le futur, importait peu. Rien n'était inéluctable mais tout était possible. Demains seraient des autres jours.