La belle dame des neiges
Dans les années qui précédèrent ma rencontre avec ta mère, j’étais un jeune chien fou. Je n’écoutais que mes pulsions qui, souvent, me poussaient à braver les éléments, pour prouver au monde et surtout à moi-même, que je n’étais pas un mouton fataliste attendant le couteau mais un être libre, guidé par son instinct.
Quand soufflait la tempête, au plus fort de l’hiver, j’aimais prendre le chemin des cimes en solitaire, me moquant de la désapprobation de mes proches. Je procédais toujours de la même façon. J’ouvrais la vieille carte topographique du massif de Belledone – que je n’emportais plus avec moi sur les chemins depuis l’avènement du GPS -, je fermais les yeux et, à tâtons, faisais tourner plusieurs fois le plan, dans un sens ou l’autre, puis j’y positionnais mon index au hasard. Le sort ainsi décidait de ma course du jour.
Un matin où la neige tombait si dru qu’on n’y voyait pas à un mètre, mon doigt se posa sur le roc de l’Hôpital, près du refuge de la Pra. Sans hésiter, je chargeai ma voiture du matériel nécessaire et pris la route. De Chamrousse, où je vivais à cette période de ma vie, le trajet jusqu’au départ de l’itinéraire que je m’étais concocté ne me prit qu’un quart d’heure. Le jour se levait quand je m’équipai sur le parking désert de la Gâte. La neige ne faiblissait pas mais je n’en avais cure. Dans le sous-bois, l’épaisseur de poudreuse ne dépassait pas quinze centimètres, l’usage des raquettes était pour le moment inutile. C’est avec allégresse que je pris la direction de l’Oursière. Quel enchantement de marcher ainsi, seul au monde, sous les ramures protectrices des conifères, dans le son régulier du crissement de la neige à chacun de mes pas. De mes jeunes années, c’est ce dont j’éprouve le plus la nostalgie. Et comme je regrette, faute d’hivers suffisamment froids désormais, de ne pouvoir partager ces moments avec toi.
Je marchais vite, il ne me fallut pas plus d’une heure pour atteindre la cascade de l’Oursière. Au sortir du sentier forestier, elle consentit enfin à se montrer, dans son austère magnificence, figée dans la glace du Doménon. Pour mieux se faire admirer, elle avait demandé à Zeus, dieu du ciel, une accalmie qu’il n’avait pu lui refuser. Elle captait tellement le regard que je ne remarquai pas tout de suite que le trône de bois qui lui faisait face était occupé. C’était une souche d’épicéa ou de mélèze dont le cœur était en partie évidé, formant ainsi un fauteuil avec accoudoirs et dossier. Une femme y était assise, ou plus exactement une statue de femme, toute de neige verglacée, dont la finesse des traits et la grâce de la posture donnaient l’illusion de se trouver face à une créature façonnée par les êtres de la forêt. Qui avait pu sculpter une telle merveille ? Comment ? Quand ? De toute évidence, elle avait été réalisée sur place et très récemment. Les flocons avaient glissé sur elle sans altérer ses lignes parfaites. Peut-être l’artiste génial avait-il fini son œuvre peu de temps avant mon arrivée ? Peut-être même m’épiait-il dans l’ombre des sapins ?
Je me plaçai face à elle. Elle me fixait de son regard de glace. Sa main gauche, admirablement ciselée, était levée vers moi, paume vers le haut. Me rapprochant, j’y découvris ce qui ressemblait à un pendentif brisé, muni d’une chaînette. Était-ce une offrande qu’elle me destinait ? Il représentait, en relief, une lyre, ou plutôt sa moitié. Je n’osai y toucher, de peur de faire s’évanouir cet instant de pure magie. Je remarquai alors son sourire triste. Je ne pouvais en détacher mes yeux. La neige se remit à tomber, de plus en plus dense. Je ne sais combien de temps je suis resté ainsi, comme elle pétrifié. Ce fut l’engourdissement de mes membres qui m’incita à reprendre ma route. Je reviens bientôt, lui murmurai-je en pensées.
Parvenir au refuge de la Pra fut une épreuve de tous les instants. Dès que j’accédai au plateau de l’Oursière, surplombant la cascade, la tempête redoubla d’intensité. Le vent s’était mis de la partie, me gelant des pieds à la tête de ses rafales acérées. Ma raison me poussait à rebrousser chemin mais mon orgueil était bien plus fort qu’elle. Alternant crampons et raquettes, suant et suffoquant, je traversai le vallon dominé par le pic Chauvin. Quand je fus sous le roc de l’Hôpital, aux abords du lac Claret, je sus que le refuge n’était plus très loin. Mais j’étais à ce point épuisé, que les six cents derniers mètres à parcourir me parurent interminables. Enfin, je poussai la porte du bâtiment désert et m’écroulai. Je n’eus d’autre choix que de passer l’après-midi et la nuit sur place.
Le lendemain, à l’aube, rasséréné car j’avais pu faire du feu, me sécher, me nourrir et même dormir, enroulé dans ma couverture de survie, je pris le chemin du retour. Le vent avait chassé la tempête, la journée s’annonçait radieuse. J’avais grand-hâte de revoir ma dame des neiges. Était-ce un hasard si Belledone tenait son nom de « bella donna » ? Parvenu au-dessus de la cascade, je scrutai anxieusement l’endroit où se trouvait le trône de bois. Je n’y distinguai aucune silhouette. Je dévalai fébrilement le sentier en lacets et me plantai devant la souche. Elle était presque entièrement ensevelie sous la neige. Je ne comprenais pas. Il faisait très froid. Le soleil ne réchaufferait pas l’atmosphère avant le milieu du jour. Étaient-ce les bourrasques qui avaient eu raison de ma belle dame ? N’avais-je pas plutôt été victime d’une hallucination ? C’est alors que je le vis, se détachant sur le manteau blanc immaculé : le pendentif brisé.
Si je t’ai raconté cette histoire, mon fils, c’est parce que je ne veux pas que tu te berces de vaines illusions. Certes, je reste persuadé que ce pendentif – c’est la pensée platonicienne qui le suggère et la théorie des grands nombres qui le confirme – a sa partie manquante quelque part dans le monde. Mais, bien sûr, je ne l’ai pas trouvée, comme je n’ai pas trouvé la personne qui me manquait. Ta mère est une bonne personne, mais elle n’a pas été celle qui aurait pu compléter ma vie. La probabilité d’une telle rencontre est si faible… Et sans doute est-ce mieux ainsi. Imagine un monde où chacun trouverait sa parfaite moitié. Sans malentendus ni désaccords, le couple deviendrait vite lassant. La mort exceptée, il survivrait à toutes les épreuves, pour le meilleur et pour le pire, le pire des ennuis. Rends-toi compte, il n’y aurait plus de ruptures, plus de promesses de renouveau ! Et comment se construiraient les enfants avec des parents si bien accordés ?
Mets ce pendentif autour de ton cou, fiston, il est à toi désormais. Qu’il te tienne lieu de talisman contre une vie morne et rangée et qu’il te rappelle à tout moment que l’existence n’est faite que de hasards et de nécessités.
Cependant, si tu devais décrocher l’improbable timbale – homme ou femme, peu importe – ne jette pas la pépite avec le sable du tamis. Les histoires d’amour finissent mal, en général1, mais, pour les non-masochistes, elles commencent toujours bien.
1 Refrain de « Les histoires d’A. » des Rita Mitsouko.