L'étoile des Saturnales
Anthar, l'esclave parthe de Caïus Maximus, accueillit Lucius à l'entrée de la villa.
– Sois le bienvenu dans la maison de ton père, Lucius Magnus, dit-il d’une voix grave en s'inclinant. Cela fait bien longtemps que nous n'avons eu la joie de t'y recevoir.
– Bien longtemps, en effet... répondit Lucius d'un ton pensif. Mon père est-il présent, Anthar ?
C'était une froide soirée de décembre. Le vent du nord s'était levé à l'aube et ne semblait pas près de tomber. Lucius était emmitouflé dans une épaisse toge de laine, resserrée autour de la taille par une large ceinture de cuir. Anthar, quant à lui, était sorti à la rencontre du visiteur vêtu d'une simple tunique. Mais il semblait insensible aux morsures du vent.
– Caïus Maximus se repose, jeune maître. Il a fourni un dur labeur ces derniers temps.
– Je dois m'entretenir avec lui, tout de suite.
L'esclave eut un bref instant d’hésitation.
– Il sera sûrement heureux de te voir. Entre donc, jeune maître.
Lucius suivit Anthar dans l'atrium. Levant les yeux, il contempla le carré de ciel, délimité par les toits de la villa. Les étoiles brillaient de tout leur éclat sur le fond d'encre de la nuit.
– Je vais prévenir mon maître, dit Anthar. Peux-tu patienter un court moment ?
Sans quitter des yeux la voie lactée, Lucius acquiesça d'un hochement de tête. La contemplation des astres lui avait toujours procuré une grande sérénité, et de cet état de l'âme, il avait plus que jamais besoin, à l'heure où il lui fallait affronter l'inflexible volonté de son père.
Anthar ne tarda pas à reparaître.
– Mon maître t'attend, Lucius Magnus. Je vais te mener auprès de lui.
Caïus Maximus était allongé sur un divan, dans une pièce de repos donnant sur le jardin. Une cruche de vin et une coupe pleine étaient posées sur une table basse, à portée de sa main. À l'apparition de Lucius, il se mit sur son séant mais ne se leva pas.
– Tu daignes enfin visiter ton père, mon fils, dit-il d'un ton las, empreint de tristesse.
Sa voix trahissait l'engourdissement de sa pensée. Comme il a vieilli depuis le printemps, se dit Lucius. Il avait face à lui un homme usé et désabusé, cherchant l'oubli dans l'ivresse, loin du personnage arrogant de leur dernière et orageuse entrevue, six mois auparavant.
– Comment vas-tu, père ? demanda sèchement Lucius.
En guise de réponse, Caïus Maximus grommela :
– Assieds-toi donc, fils. Anthar, apporte une autre coupe, ordonna-il à l'esclave parthe, discrètement retiré dans l'ombre du couloir. Nous allons boire à l'achèvement des travaux, poursuivit-il à l'adresse de Lucius.
– L'achèvement des travaux...?
Caïus Maximus regarda son fils avec une moue de dépit.
– Es-tu donc à ce point reclus dans ton misérable petit monde pour tout ignorer des affaires de la province ? Nous avons enfin terminé la construction du plus majestueux pont de l'empire. Il fait franchir le Gardon à l'aqueduc qui doit amener l'eau de la source d'Ura1 à Nemausus.
– Il est normal qu'un illustre ingénieur et urbaniste des grands travaux de la Narbonnaise soit plus au fait de ces choses que son fils indigne, répliqua Lucius d'un ton sarcastique.
Caïus Maximus eut le plus grand mal à contenir la colère que l'impertinence de son fils faisait monter en lui. Il saisit la coupe vide qu'Anthar avait posée sur la table et la remplit d'un geste brusque. La tendant à Lucius, il dit, comme une invocation :
– Que Bacchus me ramène mon unique fils, qu'il comble le gouffre qui nous sépare.
Lucius saisit la coupe mais ne la porta pas à ses lèvres.
– Père, il faut que je t'entretienne de choses d'importance.
Caïus Maximus eut un rire amer.
– Bien sûr, cessons de parler de futilités. Le plus grand édifice de l'empire romain n'a aucune importance.
– Je ne veux pas dire ça. Mais ce dont je veux te parler me concerne... et te concerne.
– Je t'écoute, dit Caïus Maximus, en fixant son fils d'un regard dur.
– Il s'agit de Meriten et…
– N'en dis pas plus ! le coupa Caïus Maximus avec véhémence en se levant. Je t'ai déjà dit, la dernière fois que nous nous sommes vus, ce que je pensais de cette liaison. Cette égyptienne est pleine de charmes et je peux bien comprendre ton attirance pour elle. J'ai été jeune moi aussi et il n'est pas un peuple dont je n'ai goûté le parfum de ses femmes. Mais je ne me commettais pas avec elles en public. Je ne les amenais pas aux soirées de la noblesse romaine. Elles restaient dans l'arrière-cour de ma vie. Elles étaient à mon service et non moi au leur. Elles…
– Elle est enceinte.
Caïus Maximus se figea.
– Une prêtresse du temple de Diane a consulté les oracles. C'est un garçon. Il doit venir au monde dans les prochains jours.
Un lourd silence s'installa dans la pièce. Caïus Maximus se rassit, les yeux dans le vague. Il saisit la cruche de vin et emplit sa coupe, à ras bord.
– C'était prévisible, dit-il entre deux lampées, un bâtard de plus. Mais nous saurons être généreux. Nous achèterons son silence et celui de sa famille. Elle et son... enfant devront quitter la ville, et même la province. Je…
– Non, père !
Le sang reflua du visage de Caïus Maximus.
– Que dis-tu ?
Lucius vint se planter devant son père, le regard farouche.
– J'aime Meriten. Je veux reconnaître notre enfant.
– Comment, tu veux... !?
– Je veux qu'il porte mon nom, le tien.
Caïus Maximus se leva, les lèvres tremblantes. Il était de plus petite taille que son fils mais sa carrure de gladiateur en imposait.
– Jamais, de mon vivant, une fille d'esclave et son bâtard n'entreront dans ma famille. Jamais, tu m'entends ?
– Ce n'est pas une fille d'esclave. Tu as affranchi son père il y a plus de dix ans.
– Ce jour là, j'aurais mieux fait de me transpercer de mon glaive. Crois-tu que j'ai œuvré, aux côtés de mon regretté cousin Marcus Vipsanius Agrippa, à l'édification de l'Empire, pour laisser le ver pourrir le fruit de nos efforts ? Oublies-tu ta noble ascendance, la pureté de ton sang ?
– Ma mère n'était pas romaine.
– Ta mère, que la Bonne Déesse ait pitié d'elle, était une princesse syriaque.
– Et pourquoi Meriten ne descendrait-elle pas des illustres pharaons ? Que savons-nous de la pureté des êtres ?
– Leurs dieux et leurs coutumes ne sont pas les nôtres.
– Tous les dieux et toutes les traditions se côtoient à Nemausus. Cela ne pose pas de problèmes.
Caïus Maximus se tut, à court de répliques. Des sentiments ambivalents se lisaient sur son visage : orgueil, douleur, amour, haine.
– Écoute-moi bien, Lucius, mon fils, finit-il par prononcer d'une voix haletante. Si tu reconnais cet enfant, tu ne seras plus le mien et ma maison te sera à jamais fermée.
Lucius plongea ses yeux dans ceux de son père. Il y vit, comme en un miroir, un profond désespoir.
– Si les dieux veulent qu'il en soit ainsi... murmura-t-il.
Il fit volte-face et sortit à grands pas de la pièce. Caïus Maximus se laissa tomber sur le divan, enfouissant son visage dans ses mains. Il sentit une présence tout près de lui. Anthar, l'air soucieux, se tenait devant son maître.
– Suis-le et tue cette femme et le bâtard dans son ventre, ordonna Caïus Maximus d'une voix sourde. Ne reparais pas devant moi avant d'avoir exécuté ma volonté.
Caïus Maximus se réveilla en plein milieu de la nuit, assoiffé, le front brûlant et le corps parcouru de frissons. Il secoua la clochette, posée près de son lit, pour qu'on lui apporte de l'eau. Mais personne ne se présenta. En l'absence d'Anthar, une demi-douzaine de ses serviteurs auraient dû accourir. Caïus Maximus jura, vouant ses esclaves aux gouffres du Tartare2. Il se leva péniblement et, s'enveloppant dans une couverture, sortit dans le jardin. L'eau pure et fraîche de la fontaine, en provenance directe de la source sacrée, apaisa sa soif mais pas sa fièvre. Il leva les yeux au ciel pour quémander la bienveillance d'Apollon. C'est alors qu'il remarqua, à l'orient, sous la constellation du Taureau, une étoile inconnue, à l'éclat bleuté, bien plus brillante que toutes les autres. Et plus il la regardait, plus il sentait croître en lui une indicible angoisse. Pris de panique, il courut se réfugier dans le lararium3 et, se prosternant, invoqua les divinités. Mais les dieux du foyer ne lui prodiguèrent aucun réconfort.
– Un devin, il me faut voir un devin, pensa-t-il en essayant de recouvrer son calme.
Il frappa dans ses mains mais, là encore, il n'y eut pas de réponse, la maison resta étrangement silencieuse.
– Où sont donc passés mes serviteurs ? ragea-t-il.
Et soudain, il comprit. Le jour qui allait se lever était le 17 décembre, le premier des trois jours des Saturnales. Durant cette période, les esclaves n'avaient plus à obéir aux maîtres, ils pouvaient même prendre leur place. Jupiter seul savait où ils étaient en ce moment.
En soupirant, Caïus Maximus s'habilla d'une chaude tunique de coton indien puis se drapa dans une épaisse toge d'hiver dont il retint les plis à l'aide de deux fibules. Il se rendit ensuite aux écuries où il sella son cheval. Privé de forces, il dut se servir d'un escabeau pour se hisser sur sa monture. Sa demeure n'étant située qu'à quelques milliers de pas des remparts de Nemausus, il mit peu de temps pour atteindre, par la via Domitia, la porte d'Auguste. Dans la cité, il prit la direction du Sanctuaire. Partout, il croisait des groupes d'hommes et de femmes, libres citoyens et esclaves confondus, coiffés du pileus4, riant et chantant sous l'emprise de Bacchus. "Io, Io, Bona Saturnalia" lui criaient-ils. Il mit pied à terre devant le Nymphée, attacha son cheval à un olivier, puis se hâta vers un petit temple dédié à Cybèle, non loin de là. Un vieil homme, vêtu de blanc, psalmodiait devant l'autel. Il s'interrompit à l'entrée de Caïus Maximus.
– Je savais que je te trouverais ici, Primus, dit Caïus Maximus. Tu l’as vue, comme moi… l’étoile ?
L'homme hocha la tête, montrant l'autel d'un geste las. Une colombe éventrée gisait sur la pierre.
– Que t'a révélé la Bonne Déesse ? le pressa Caïus Maximus.
– De grands changements se préparent, murmura le devin. J'ai vu un enfant, un nouveau-né, d'essence divine. Jupiter lui-même se prosterne devant lui. Je l'ai vu conquérir le cœur des hommes, dans tout l'Empire et même au-delà. J'ai vu... j'ai vu sa lumière recouvrir le monde. Cette étoile annonce sa venue, pour les siècles des siècles.
Caïus Maximus crut que la terre s'ouvrait sous ses pieds. Le teint livide, il se rapprocha de l'autel et s'y appuya.
– Que je sois maudit ! hurla-t-il.
Caïus Maximus resta cloîtré chez lui les trois jours des Saturnales, seul et profondément abattu. De sombres pensées l'obsédaient. Il s'était opposé à la volonté des dieux, avait fait assassiner l'enfant qu'ils avaient élu. Il savait que leur châtiment serait terrible, à la mesure de son crime.
Ses serviteurs commencèrent à réintégrer la propriété dans l'après-midi du troisième jour, la mine défaite. Comme il était dur de redevenir un esclave après avoir humé le vent de la liberté.
La nuit venue, à nouveau, le sommeil se déroba. Caïus Maximus erra comme une âme en peine dans sa spacieuse demeure. Il s'attendait à tout moment à voir un précipice s'ouvrir sous ses pas pour l'engloutir au plus profond du noir Tartare. Épuisé et fébrile, il se résigna finalement à regagner sa couche. Il traversait l'atrium quand Anthar apparut. Caïus Maximus releva une étrange lueur dans le regard de l'esclave.
– Te voilà enfin, dit-il d'un ton las.
Anthar avait l'immobilité d'une statue.
– Eh bien, parle ! Qu'attends-tu ?
Les larmes inondèrent soudainement les joues de Caïus Maximus et il poursuivit en sanglotant :
– Tu as tué l'enfant-dieu, n'est-ce pas ? Celui qui allait conquérir le cœur des hommes et recouvrir le monde de sa lumière ?
Une expression de profonde stupéfaction apparut sur le visage d'Anthar. Mais il se ressaisit vite et demanda :
– Que donnerais-tu pour voir cet enfant vivant ?
– Je donnerais tout ce que j'ai, tout.
– Ma liberté suffira, dit l'esclave. La femme et l'enfant sont bien vivants.
– Comment !?
Caïus Maximus sentit la sol vaciller. Anthar se précipita pour le retenir.
– J'ai bien suivi ton fils, dit l'esclave à son maître, souffle contre souffle. Il a rejoint une petite ferme à quelques lieues d'Arelate. J'ai vu, de loin, sa compagne enceinte. Mais je n'étais pas pressé d'exécuter ton ordre, c'était les Saturnales, je voulais moi aussi en profiter. Je suis donc allé, deux jours durant, célébrer Saturne et Bacchus à Arelate. Je ne suis revenu à la ferme qu'aujourd'hui. Je me suis présenté au fermier, proposant mes services. J'étais près à sortir mon couteau de sous ma tunique et à bondir sur la femme dès que je la verrais. Et je l'ai vue…
– Alors ? dit faiblement Caïus Maximus.
– Elle était allongée, un nouveau-né près d'elle, dans son berceau. Et là... je n'ai rien pu faire, mes membres étaient comme paralysés. J'ai vu ma femme et mon fils, dans une autre vie, ma vie d'homme libre.
Anthar se détourna, en proie à une très forte émotion. Caïus Maximus le contempla un long moment puis, timidement, posa une main sur son épaule.
– Je te rends ta liberté Anthar, tu vas pouvoir retrouver les tiens. Mais avant cela, j'aimerais te demander une faveur.
– Quoi donc, Caïus Maximus ?
– Ramène-moi mon fils, sa compagne et... mon petit-fils. Demande-leur de me pardonner comme les dieux m'ont pardonné.
C'est en homme libre que, la tête haute, Anthar répondit :
– J'exécuterai avec joie le dernier de tes ordres, Caïus Maximus.
L'étoile des Saturnales brilla d'un éclat intense jusqu'aux premiers jours de janvier. Caïus Maximus ne sut jamais que, de l'autre côté de la Méditerranée, en Orient, trois hommes, connus pour être des mages, avaient pris la route à l'appel de l'astre. Sa lumière les guida jusqu'à la ville de Bethléem, en Palestine, auprès d'un enfant nouveau-né que l'on disait d'essence divine. On l'appela Jésus.
1 La source d'Eure, près d'Uzès. (NDA)
2 Équivalent, dans la religion de la Rome antique, à l'Enfer judéo-chrétien. (NDA)
3 Petite chapelle que les Romains réservaient dans leur maison au culte des Ancêtres protecteurs. (NDA)
4 Bonnet conique de l'affranchi, symbole de liberté. (NDA)
Nouvelle parue dans La gazette de Nîmes et La gazette de Montpellier. Noël 2003.