Le grand jour du Soleil Levant
II
Vers une heure du matin, alors que Grichka, comme envoûté, regardait pour la énième fois sa vidéo préférée, Contes immoraux, on frappa à la porte de la salle de séjour. Grichka cria un « entrez » rageur, incapable de quitter des yeux le corps sculptural de Paloma Picasso barbotant dans le sang de jeunes vierges fraîchement égorgées.
La blonde et pulpeuse Katia, l’unique soubrette du château, se présenta devant lui, balançant des hanches.
– Un télégramme pour vous, Monsieur le Comte.
Grichka sursauta. Il éteignit le magnétoscope, se leva et prit en tremblant l’enveloppe que lui tendait Katia. Il n’était pas dans les habitudes de Milena de lui envoyer un télégramme.
Il déplia fébrilement le message et ce qu’il lut le fit chanceler. Katia se précipita pour le retenir.
– Quelque chose de grave, Monsieur le Comte ?
Grichka fixa de ses yeux éteints la figure rose et potelée de la servante. Il se redressa péniblement et, dans un sursaut d’énergie, dit :
– Ce n’est rien Katia. Pouvez-vous, je vous prie, aller me chercher, dans la boite stérile du réfrigérateur, le tube de sang marqué d’une étoile et une seringue.
Katia s’exécuta aussitôt et revint avec l’ingrédient et l’ustensile demandés. Grichka aspira précautionneusement le sang dans la seringue.
« J’avais décidé de garder ce nectar pour un grand jour, se dit-il. Eh bien c’est le cas aujourd’hui, le grand jour du Soleil levant. » Il avait payé une fortune pour obtenir ces quelques centilitres de sang de vierge auprès de son épicier-dealer.
– Quelle importance cela peut-il avoir maintenant ? se dit-il avec un sourire amer.
Lentement, il transfusa le liquide à la saignée de son coude gauche, dans une grosse veine saillante. Katia fit mine de se retirer mais, secouant la tête, Grichka lui fit signe de rester. Il attendit que les premiers flashes visuels apparaissent et qu’une douce sensation euphorique s’emparât de lui, puis il prit la servante par les épaules et l’embrassa langoureusement. Katia, complaisante, se lova contre le corps élancé du comte. Elle sentit une masse dure et chaude comprimer son nombril et elle se dit que les vampires, contrairement à l’idée reçue, n’étaient pas des êtres totalement froids. C’était la première fois que Grichka agissait ainsi avec elle. D’habitude, il attendait qu’elle soit en période de menstruation pour lui soutirer le sang aux enivrantes senteurs que son corps rejetait. Elle ne s’était jamais opposée à cette pratique qui lui apportait un réel plaisir. Le comte avait la langue experte.
Grichka entraîna ensuite la servante vers une grande table en chêne massif près de la fenêtre. Il souleva sa blonde partenaire et l’allongea doucement sur la table. Katia se laissa faire sans opposer de résistance, comme envoûtée. Puis, Grichka se coucha près d’elle et entreprit de la déshabiller de ses mains habiles, tout en lui mordillant le lobe de l’oreille de sa canine saine, la gauche. Il fit courir ses mains sur ses courbes satinées, faisant sourdre de son être intime le suc du désir. Lorsque, enfin, il la pénétra brutalement, elle eut un râle de plaisir, mais elle frémit de terreur quand la bouche du comte quitta la sienne pour se poser sur son cou.
« Le grand jour du Soleil levant », pensa Grichka, désespéré. Et il mordit cruellement la carotide gonflée de vie de la servante.
Lorsqu’il se vida en elle, dans un spasme d’ultime jouissance, elle s’était, depuis longtemps déjà, vidée en lui. Il se libéra du corps exsangue de la soubrette et se laissa tomber au bas de la table. Il ramassa le télégramme à terre qu’il utilisa pour s’essuyer la bouche, maculée de sang frais. Quatre heures sonnèrent au clocher du village. Grichka aurait dû normalement s’apprêter à regagner son cercueil, avant que le jour meurtrier ne fasse son apparition. Il se leva mais au lieu de descendre dans sa cave à coucher, il redressa sa haute taille et se dirigea vers l’imposante porte d’entrée bardée de ferrures. Elle s’ouvrit en grinçant sur des gonds rouillés, révélant aux yeux fatigués du comte le grand parvis pavé où ne résonnait plus depuis longtemps le trot des chevaux tirant les corbillards d’invités de marque.
Le ciel étoilé s’éclaircit lentement. Grichka sentit au plus profond de son être les prémices de la mort proche, une présence tapie dans l’ombre qui attendait, sans s’impatienter, le moment opportun.
« Que peut bien signifier le concept de temps pour l’éternité ? » songea-t-il.
Il s’assit sur le sol froid et relut le télégramme tâché de sang qu’il avait gardé à la main.
N’EN PEUX PLUS – STOP – ÉPOUSE VISAGE ROSE FRIQUÉ AVEC DATCHA, DACIA, VODKA – STOP – T’AIME TOUJOURS – STOP
« C’est peut-être mieux ainsi. Cette situation ne pouvait durer indéfiniment. Puisse-t-elle être heureuse avec ce Visage rose. »
Il se coucha sur le côté, se recroquevillant dans l’attente de la lumière fatale.
Cette nouvelle, écrite en 1984 (légèrement modifiée depuis), est mon premier texte abouti, quoique, à mon goût actuel, un peu trop chargé en adjectifs épithètes.
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