Le grand jour du Soleil Levant
I
Grichka dormit très mal ce jour-là.
La matinée durant, il se tourna et se retourna dans le cercueil conjugal, bien trop grand depuis le départ brutal de Milena un an auparavant. Incapable de trouver le néant réparateur, il entendit distinctement sonner les douze coups de midi au clocher du village voisin. Et quand il finit par s’assoupir, ce fut pour connaître l’un des plus horribles cauchemars de son existence.
Il rêva que les gens de l’Extérieur enfonçaient les portes de son château, le tiraient brutalement de sa léthargie et l’enfermaient dans un grand sac de jute. Ils le transportaient ensuite hors de sa demeure, dans un immense champ de blé fraîchement moissonné. Là, les Visages roses, hilares, l’exposaient à la mortelle lumière du jour en le retirant du sac protecteur. Et tout ce beau monde se délectait de le voir se tordre de douleur sur le chaume, la bave aux lèvres. Dans les affres de l’agonie, il essayait désespérément de se raccrocher au souvenir de celle qu’il aimait plus que jamais à cet instant. Il pensait naïvement que rien ne pouvait altérer la force d’un véritable amour, mais il sentait son être se fractionner, ses pensées devenir des lambeaux de conscience, et lentement, il se consumait au milieu de fumées acides.
Un bruit de porte ouverte sans ménagement suivi de celui d’un pas alerte sur le parquet aux lattes disjointes lui parvinrent à travers les parois du cercueil, le ramenant à une réalité plus supportable. Couvert de sueur, le cœur battant à tout rompre, il actionna fébrilement le dispositif d’ouverture automatique de la bière. La première chose qu’il vit fut le visage hypocrite de son valet Fédor. Le domestique, dominant de sa carrure massive son maître allongé, arborait sur sa face taillée au couteau un sourire perfide. Il déposa avec une moue de mépris le plateau d’un frugal petit déjeuner sur la table de chevet.
– Monsieur a-t-il reposé en paix ? demanda-t-il d’un ton ironique.
Grichka le regarda sans répondre, les lèvres tremblantes. « L’arrogant, pensa-t-il. Il sait qu’il est indispensable et que je ne trouverai personne pour le remplacer. Qui accepterait de servir un vampire de nos jours ? Quant à Katia, elle est d’une paresse infinie… même pour ses règles. »
En soupirant, Grichka se mit sur son séant et jeta un regard dégoûté au plateau de nourriture. Un bol contenant un liquide jaunâtre et deux petits rongeurs squelettiques constituaient ce maigre petit déjeuner.
Un sentiment de profonde amertume envahit Grichka. « Les temps ont bien changé. Autrefois, je pouvais disposer d’autant de sang frais que je désirais. Maintenant, je dois me contenter d’un ersatz, du sang à base de concentré, autant dire de la grenadine. Et ces bestioles maladives qu’il faut presser comme un usurier pour en tirer une seule goutte, quelle déchéance ! »
Fédor, indifférent aux problèmes existentiels de son maître, le regarda un moment ruminer ses sombres pensées, un sourire cynique sur les lèvres. Puis il se dirigea vers la haute fenêtre de la pièce et tira d’un geste sec les rideaux. La lune entra à flots blafards dans la chambre. La nuit s’annonçait belle mais Grichka se sentait bien trop abattu pour pouvoir s’en réjouir. Il se palpa prudemment la joue droite. Depuis deux nuits, il souffrait cruellement d’une canine, sans doute une carie due aux carences de son alimentation.
« Si seulement elle était là. » Sans Milena, il n’avait plus goût à rien. Cela faisait déjà un an que sa compagne avait quitté le château à la suite d’une grave dépression nerveuse. La haine tenace de l’Extérieur avait eu raison d’elle. Certes, les vampires ne suscitaient plus la terreur d’antan, mais ils n’en étaient que plus méprisés et haïs. Le temps était révolu où ils surprenaient les gras bourgeois dans leur sommeil pour leur soutirer un sang rouge vif, abondant, saturé de délicieux cholestérol. Certes, l’avènement de la démocratie populaire avait, entre autres, abouti à la mise en place d’une juridiction très stricte concernant la protection des espèces allogènes en voie d’extinction, et particulièrement celle des vampires. Tout individu surpris en train de planter un pieu en bois dans le cœur d’un vampire en léthargie se voyait gratifier de trois ans de saine rééducation dans un camp de travail de Transylvanie. Mais comme les vampires étaient des êtres fragiles, vulnérables devant l’agressivité des Visages roses à leur égard, l’État bienveillant les avait assignés à résidence et assurait leur protection en cernant leurs demeures d’une compagnie de gardes armés de matraques phosphorescentes, en forme de croix. La nuit tombée, les pauvres vampires ne pouvaient plus sortir en quête de proies. Seuls les amateurs de sensations fortes, parmi les nombreux touristes de la région, trouvaient à s’en plaindre.
Du fait de cette réclusion forcée, le ravitaillement en sang posait de sérieux problèmes à la gent vampirique. Grichka, pour sa part, traitait avec un dealer de la Nomenklatura qui lui fournissait à prix prohibitif le sang, à base de concentré, indispensable à sa survie. Il comprenait d’ailleurs mal pourquoi il devait payer si cher une denrée qui se trouvait en abondance à l’extérieur. Grâce aux guerres coloniales, les morgues des hôpitaux militaires regorgeaient en effet de frais cadavres, constamment renouvelés, permettant le stockage d’énormes quantités de sang. Mais voilà, le prix du liquide nourricier n’était soumis à aucune réglementation. De plus, les gros bonnets de la Nomenklatura percevaient discrètement une commission conséquente sur les revenus des dealers, ce qui expliquait cette tarification aberrante.
Quant au sang frais, il atteignait le prix du caviar. Grichka, qui s’était vu confisquer la presque totalité de sa fortune numéraire lors du Grand Changement, n’en usait donc qu’en d’exceptionnelles occasions, quand il avait une crise d’anémie par exemple ou pour l’anniversaire du départ de Milena. Il pouvait aussi, durant une période au cycle hélas très irrégulier s’abreuver gratuitement à une source de sang richement épicé… quand Katia, la servante, avait enfin ses règles.
Buvant son sang à petites gorgées, Grichka se remémora l’état de crise qui avait précédé le départ de Milena. Elle avait supporté beaucoup de choses, depuis les colis piégés pleins de gousses d’ail jusqu’aux boules puantes emplies d’eau bénite que des villageois malintentionnés envoyaient la nuit à l’aide de frondes à travers les fenêtres ouvertes du château. L’État et les gardes fermaient les yeux sur ces saines pratiques qui constituaient un exutoire efficace à l’agressivité des Visages roses. Le taux de criminalité était en effet bien plus faible que partout ailleurs dans les agglomérations proches de domaines habités par des vampires.
Milena avait suffisamment de force de caractère pour ne pas trop se laisser impressionner par ces manifestations de haine, très pénibles sur le coup mais qui se noyaient vite dans le sillage des souvenirs de toutes natures.
Et pourtant une nuit, une offensive de l’Extérieur, plus dure, plus cruelle encore que les autres, détruisit l’harmonieux équilibre du couple vampirique.
Cette nuit-là, Milena prenait, nue, un bain de lune sur l’une des terrasses du château, côté jardin. Elle vit brusquement une forme sombre, suspendue à un parachute, atterrir en souplesse tout près d’elle. Paralysée par la frayeur, elle ne fit pas un geste, ne poussa pas un cri, tandis que la forme sombre, qui n’était autre qu’un Visage rose barbu, se défaisait du harnais le retenant à sa blanche corolle. Milena reconnut à sa tonsure l’un des moines-parachutistes du groupuscule extrémiste Dieu pour moi qui préconisait l’extermination pure et simple des vampires, antéchrists par excellence. Le moine sortit un missel de sous sa soutane kaki et s’approchant de Milena se mit à déclamer :
– Ils sont sortis du milieu de nous, mais ils n’étaient pas de chez nous. Car s’ils avaient été de chez nous, ils seraient demeurés avec nous. Mais c’était pour qu’il devint manifeste que tous ne sont pas de chez nous.
Milena fut prise de convulsions. Les horribles phrases étaient autant de clous plantés dans son crâne… et de pieux dans son cœur. Le moine poursuivait inlassablement sa torture verbale :
– Quel est-il le menteur, sinon celui qui nie que Jésus est le Christ ? Celui-là est l’antéchrist, qui nie le Père et le Fils.
Sous l’impact des terribles paroles, Milena fut prise de convulsions. Tout à sa lecture, le moine ne vit pas venir le coup. La mort brutale survint sous la forme d’un tisonnier asséné avec vigueur sur sa calvitie luisante. Grichka, un peu hébété, dominait le chaud cadavre de son ennemi, l’arme sanglante à la main. À l’arrivée du moine, il lisait un recueil de nouvelles de science-fiction dans la salle de séjour, attenante à la terrasse où se trouvait Milena. Les paroles mortelles lui étaient parvenues portées par un courant d’air chaud, les portes-fenêtres étant grandes ouvertes en cette douce nuit d’été. Dans la douleur naissante, Grichka avait eu la présence d’esprit de coiffer un casque de baladeur et d’enclencher la lecture d’une cassette d’opéra qu’il affectionnait particulièrement : « Méphisto, de Strauss ». Il s’était ensuite armé d’un tisonnier de la cheminée pour mettre un terme à la torture de Milena. Celle-ci, dont l’agonie s’était interrompue dès la mort de l’exterminateur revint lentement à elle. Elle avait cependant subi un très gros choc psychologique, au point qu’elle déclina l’offre de Grichka l’invitant à consommer avec lui le sang du défunt.
Les nuits suivantes, Milena resta cloîtrée dans le château, prostrée et refusant de s’alimenter. Elle sursautait au moindre bruit provenant des jardins et la présence constante de Grichka, l’entourant d’attentions, ne la calmait en aucune manière. Nuit après nuit, elle se renferma davantage sur elle-même, répondant par une attitude agressive à chaque tentative de communication de son compagnon. Un soir, pourtant, au réveil, elle sembla aller mieux. Elle sourit tendrement à Grichka et lui dit :
– J’ai faim, mon ange noir.
Grichka lui fit aussitôt porter cinq décilitres de sang frais, la santé de Milena n’avait pas de prix. La nuit durant, elle fut à nouveau celle qui l’avait séduit des années auparavant, gaie et passionnée, la sensualité à fleur de peau. Grichka ne vit ou ne voulut pas voir la détresse qui se cachait derrière cette joie de vivre bien soudainement retrouvée.
Le lendemain soir, le dealer de la Nomenklatura fit sa livraison hebdomadaire de sang. Milena alla à sa rencontre et lui demanda, sans montrer aucune émotion, de bien vouloir informer le gouverneur politique régional de son désir de quitter le château. Grichka en fut abasourdi. Il ne pouvait croire que Milena acceptât l’unique et ô combien humiliante solution pour intégrer le monde bien pensant des Visages roses. Il se jeta aux pieds de son aimée, la suppliant de rester auprès de lui. La force de leur amour finirait par triompher de la haine. Mais la décision de Milena était irrévocable. La semaine suivante, elle fut transportée de nuit dans un hôpital de l’Extérieur. Des savants renommés procédèrent aussitôt sur sa personne à une modification de son génome, l’essence même de son être. Milena perdit très rapidement ses caractéristiques vampiriques : ses belles canines aiguisées dont la morsure, disait-on, égalait celle du comte Drakula lui-même (damné soit son nom), son teint d’une infinie pâleur qui faisait frémir d’émoi toute la gent vampirique, jusqu’à la flamboyante rougeur de ses yeux qui pouvaient foudroyer d’un simple regard le domestique négligent. Déposant son bol vide pour prendre un rat, Grichka eut un frisson.
– Quel aspect horrible elle doit avoir maintenant, se dit-il.
Et comble du déshonneur, pour pouvoir subvenir à ses nouveaux besoins, Milena avait accepté un emploi dans un service subalterne du ministère des Solutions finales.
En apprenant cela, dans une de ses premières lettres, Grichka avait pris dix ans d’un coup. Il avait bien failli rompre toutes relations épistolaires avec l’aimée exilée. Mais l’amour avait été plus fort que la honte et Grichka attendait impatiemment, toutes les deux nuits, la missive cruelle à laquelle il répondait aussitôt. Dans ses lettres, d’où émanait une détresse profonde, Milena conjurait Grichka de la rejoindre. Elle lui répétait qu’il se ferait vite à sa nouvelle vie de Visage rose. Après tout, la laideur étant un concept subjectif, il finirait par accepter son corps, tout comme un mignon têtard accepte, parvenu à l’âge adulte, sa condition de répugnant crapaud.
Mais Grichka n’avait jamais cédé. Milena lui demandait la seule chose qu’il ne pouvait accepter : renier son identité. Lui, devenir un Visage rose, pas question ! En outre, il se disait que vivre avec Milena la médiocrité quotidienne du « Transsylvanian way of life » tuerait immanquablement leur amour.
Fédor, appuyé nonchalamment contre le mur de la chambre, attendait sans montrer signe d’impatience que son maître finisse de déjeuner.
« Pourquoi reste-t-il à me regarder ce soir ? se demanda Grichka. Il va sans doute encore me dire qu’il n’est pas suffisamment payé. »
– Qu’avez-vous à rester planté là, Fédor ? Auriez-vous à nouveau une doléance à me présenter ?
Fédor fixa Grichka sans ciller.
– Eh bien Monsieur, vu qu’avec les gens de votre espèce on ne peut travailler que la nuit, je tiens à vous rappeler qu’en vertu d’une convention syndicale, les tarifs de nuit sont le double de ceux de jour.
– Mais je vous paie déjà le triple de ce que gagne un valet de la Nomenklatura !
– Allons, ne soyez pas mesquin, Monsieur. Si je m’en vais, vous trouverez difficilement quelqu’un pour me remplacer. C’est aussi pour ça que je suis cher, ce sont les lois de l’offre et de la demande.
« Sang de Vierge, que la leucémie l’emporte », ragea Grichka. Il se composa avec peine une physionomie d’indifférence hautaine.
– Très bien Fédor, je réfléchirai à tout ceci, vous pouvez disposer.
Tout en se dirigeant sans se presser vers la porte, Fédor dit sèchement :
– Réfléchissez vite, Monsieur. On m’a proposé récemment une place de majordome à Avoriaz, des conditions très intéressantes…
Et il sortit en claquant la porte.
Grichka s’extirpa en maugréant de son cercueil et alla s’étirer face à la fenêtre. Il regarda un long moment le parc laissé à l’abandon, baigné de la froide lumière lunaire, puis il se mit à s’habiller lentement et méthodiquement.
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