Fin de récré
Le promoteur avait fini par obtenir gain de cause. L’an vert du décor, le collectif de villageois opposés à cet « écocide », avait vu tous ses recours rejetés par le tribunal administratif de Nîmes.
Le conseil municipal, majorité et opposition confondues, avait en revanche accueilli ce projet de lotissement comme une bénédiction. L’afflux escompté de nouveaux administrés, citadins aisés, lassés des nuisances de la ville, promettait une manne inespérée pour cette commune pauvre et poussiéreuse, sans commerces ni infrastructures, à l’écart des routes fréquentées. Le maire avait en outre un intérêt tout personnel dans la concrétisation de cette entreprise : il était propriétaire de la moitié des parcelles vendues au promoteur. Intérêt financier doublé d’un contentement de soi. Voir son village se gentrifier flattait son ego de premier magistrat.
C’est donc le sourire aux lèvres et un verre de Gris des Sables à la main que le maire et le promoteur assistèrent au démarrage des travaux de terrassement. Le godet de la tractopelle s’enfonçait dans la colline comme dans un gâteau de semoule. Les premiers chênes verts s’effondrèrent, aussitôt évacués par l’engin. À un moment, le godet ne suffit plus. Il fallut le remplacer par un brise-roche. La paroi de calcaire explosa sous les coups de bec du dinosaure mécanique et bientôt il n’y eut plus qu’un amoncellement informe de gros cailloux beiges.
Le visage fermé et les poings crispés, Nans Chevalier était témoin de ce désolant spectacle. En qualité d’ingénieur écologue, il était bien placé pour estimer les dégâts infligés à ce coin de garrigue qui jamais n’avait connu pareille dévastation. Dégâts qui s’étendraient bien au-delà de la surface arasée. Les animaux qui n’auraient pas été broyés dans leurs terriers par les engins devraient reconstituer leur habitat plus loin, où les ressources alimentaires seraient plus rares car la concentration de la faune plus forte. Du fait des ponctions dans la nappe phréatique, la sécheresse augmenterait aussi. Sans parler de la pollution. La vingtaine de villageois investis dans la cause environnementale avaient demandé à Nans de présider leur association de défense des écosystèmes. Mais toutes les actions qu’ils avaient entreprises sous son autorité avaient été vaines. Le sentiment d’échec et d’impuissance qu’il ressentait était tel qu’il ne put contempler plus de quelques minutes cette destruction en cours. Avant de quitter les lieux, il jeta un dernier regard de colère mêlée de mépris au maire et au promoteur. Ils le toisèrent comme un insecte nuisible.
Nans Chevalier était veuf et retraité depuis un an. La mort de sa femme avait coïncidé avec la fin de ses activités professionnelles à l’Office National des Forêts. Pour tenir à distance la tristesse qui le rongeait un peu plus chaque jour, il s’était jeté à corps perdu dans le bénévolat. Il présidait une demi-douzaine d’associations vouées à la défense de l’environnement et au développement durable : circuits courts, commerce équitable et agriculture raisonnée, voire bio. Il n’était pas rare qu’il soit débouté dans ses actions en justice, mais, cette fois, il eut du mal à encaisser le coup. La cupidité, les intérêts à courte vue l’avaient emporté sur la raison. D’habitude, il se levait à l’aube, mais en ce lendemain de carnage, il resta allongé, les yeux dans le vague, alors que les bruits et la lumière du printemps s’infiltraient par les fenêtres entrebâillées sur les volets à persiennes. La sonnerie insistante de son téléphone filaire finit par avoir raison de son apathie. Son mobile, un modèle des plus rudimentaires, devait être enfoui dans une poche quelconque de son unique parka. Il prit une profonde inspiration, récita intérieurement son mantra favori : « Chaque jour qui commence ouvre sur une infinité de possibles. » puis décrocha.
– Nans ? C’est Kazumi. Tu vas bien ?
Kazumi était la plus engagée des militantes de L’an vert du décor. Nans jugea le ton de sa voix inhabituellement exalté. C’était une femme placide, au caractère égal. Au fil des années, une grande amitié s’était nouée entre Nans et elle.
– Un peu fatigué. Le contrecoup, je suppose… je n’aurais pas dû y aller hier.
– Justement… il faut que tu viennes. C’est incroyable !
– Venir où ?
– Sur le chantier du lotissement, enfin… sur le terrain.
– Oh non, c’est trop dur.
– Viens, je te dis, tu n’en croiras pas tes yeux.
Kazumi raccrocha avant que Nans puisse à nouveau protester
Et, effectivement, Nans n’en crut pas ses yeux. Aux côtés d’une Kazumi béate, il contemplait avec stupéfaction la colline et ses chênes verts : intacts. Le conducteur de la tractopelle était adossé à une roue de son engin, hagard. Le paysage ne différait en rien de ce qu’il était la veille, avant le premier coup de godet. Tout y était, le buisson de coronilles au pied de la face rocheuse jusqu’aux cistes cotonneux et aux valérianes rouges bordant le petit sentier qui grimpait entre les arbres.
– Je suis en train de rêver, n’est-ce pas, et je vais malheureusement me réveiller ?
– Non, tu ne rêves pas.
– Alors quoi ? Lutins, trolls, farfadets… esprits de la forêt ?
– Pourquoi pas ? Mes origines japonaises me feraient pencher pour cette explication. Les Japonais sont animistes, ils croient en l’omniprésence de l’esprit. Animaux, végétaux, minéraux, tout a une âme… même les pierres.
Nans haussa les épaules avec incrédulité.
– Allons Kazumi, vraiment ?! Toi, une physicienne ?
Elle émit un rire joyeux.
– Tu as raison, restons rationnels. Je vois une explication possible.
– Laquelle ?
– Eh bien… oh, regarde qui arrive.
Le maire et le promoteur s’avançaient vers eux, furibards.
– Je ne sais pas comment vous avez fait, hurla le premier magistrat de la commune, mais vous allez le payer. Et vous n’empêcherez pas les travaux de se poursuivre. Dès cet après-midi, je ferai installer des caméras et des gardes se relaieront jour et nuit.
– Allons, monsieur le maire, vous nous attribuez des pouvoirs exorbitants, lui répondit sèchement Nans.
– Mais qui, quoi, alors ? gémit le maire.
Il suait de peur et de rage. Le promoteur n’en menait pas large non plus.
– Appelez le GEIPAN1, monsieur le maire, c’est ce que vous avez de mieux à faire.
Le maire et le promoteur en restèrent cois. Ils regardèrent Nans et Kazumi s’éloigner sans réagir.
– Alors, toi, tu crois que ce sont des extraterrestres ? le questionna Kazumi quand ils furent hors de portée de voix des deux hommes.
– Non, j’ai dit ça pour lui clouer le bec. Néanmoins, une hypothèse m’est venue à l’esprit. Mais d’abord la tienne.
– Ok. C’est celle du philosophe suédois Nick Bostrom. Nous sommes dans une simulation et le concepteur de ce programme – où nous ne sommes que des sous-programmes avec l’illusion du libre arbitre –, a décidé, pour une raison qui nous échappe, de rejouer une scène du scénario.
– Mouais. Je n’aime pas les jeux vidéo. À moi. L’hypothèse Gaïa, élaborée par James Lovelock, selon lequel la Terre serait un superorganisme formé de l’ensemble des êtres vivants qu’elle abrite, à sa surface comme dans ses profondeurs.
– Bon, et en quoi ça résout notre problème ?
– J’y viens. Si on extrapole la pensée de Lovelock, on peut penser que de toutes les espèces animales, l’espèce humaine est la seule qui pique Gaïa jusqu’au sang, une espèce parasite. Elle lui occasionne des blessures superficielles qu'elle peut cicatriser en quelques centaines de milliers d’années, bien au-delà de l’espérance de vie des civilisations humaines. Mais cette fois, quelque chose a changé.
– Quoi ?
– En cicatrisant ses blessures en quelques heures, la Terre nous a signifié qu’elle pouvait tout autant, en un temps très court, se débarrasser des parasites qui la démangent. Le laxisme, c’est terminé. À bon entendeur.
– C’est le cas de le dire, dit Kazumi en prenant dans les siennes les mains de son ami. Écoute… on les entend à nouveau.
En effet, de toutes les frondaisons des bois s’élevait une multitude de chants d’oiseaux, annonciateurs d’une ère nouvelle.
1 Groupe d'étude et d'informations sur les phénomènes aérospatiaux mon identifiés