Contresens
La conduite automobile est désinhibitrice, comme l’alcool. Elle fait ressortir nos mauvais penchants, notre propension à l’incivisme et à la colère.
Si vous « avez le vin mauvais », il y a de fortes probabilités pour que vous soyez aussi un conducteur irascible. Un conseil : à condition d’être sobre, prenez un anxiolytique avant de prendre le volant.
Je veux bien endosser le rôle de l’irascible, mais l’incivique, le jour de l'accident, ce n’est pas moi, c’est l’autre, dans sa Mercedes 280 noire. Il m’a refusé la priorité. Ne me suis-je pas engagé dans le rond-point avant lui ? Il est vrai qu’il ne me gêne pas beaucoup, je pourrais simplement ralentir mais mon tempérament sanguin – aggravé par la canicule – en décide autrement. J’accélère tout en klaxonnant furieusement, pour lui faire peur. Puis, à la sortie du rond-point, je le double et l’insulte copieusement par la vitre ouverte. Non, l’incivique, ce n’est pas moi, c’est lui. Sous son étrange chapeau, un tricorne, je crois, il me lance un regard noir et tend sa main gauche aux doigts griffus dans ma direction, façon Saroumane. Ça m’interloque. D’habitude, dans ces circonstances, on a plutôt droit à un majeur dressé. C’est la dernière chose que j'enregistre avant le fondu au noir.
– Vous avez eu de la chance, me dit une voix aimable. Votre airbag a parfaitement fonctionné. Le choc vous a fait perdre connaissance mais, en dehors de quelques côtes froissées et de contusions à la face, vous êtes indemne.
J’ouvre les yeux sur un visage tout aussi aimable. Une femme en blouse blanche me sourit tout en redressant légèrement mon dos à l’aide de la commande électrique de mon lit. J’en déduis que je suis dans un hôpital.
– Que s’est-il passé ?
– C’est l’officier qui va vous le dire, me dit l’infirmière avec une moue navrée en désignant un homme en uniforme assis dans un coin de la pièce. Si vous avez besoin d’aide, n’hésitez pas à appuyer sur ce bouton, je ne serai pas loin.
Le gendarme, un lieutenant si l’on en croit les deux galons sur ses épaulettes, attend que la porte se referme avant de déplacer sa chaise pour s’asseoir à mes côtés.
– Bonjour monsieur. Lieutenant Pommier de la gendarmerie départementale. Pourriez-vous me donner vos nom, prénom et date de naissance, s’il vous plaît.
– Skolkinorsky, Wojciech, 6 septembre 1969.
– Très bien, monsieur Skolnokirsky, et pardonnez-moi si je prononce mal votre nom mais il faut avouer qu’il n’est pas facile à…
– Oui oui, ça je sais. Venons-en au fait, lieutenant.
J’ai réagi un peu trop sèchement mais je déteste qu’on écorche mon nom. Piqué au vif, le lieutenant Pommier change de ton.
– Pourriez-vous m’expliquer pourquoi vous rouliez à contresens de la circulation au moment où vous avez percuté un véhicule qui, heureusement pour son occupant et pour vous, avançait à faible allure ?
– Je n’ai aucun souvenir de ce qui s’est passé, mais s’il y a une chose dont je suis sûr, c’est que je ne roulais pas à contresens. Je roulais à droite, bien que mon cœur soit à gauche.
– Ah, vous avouez, vous rouliez à droite !
– Oui, tout à fait.
– Donc, vous rouliez à contresens !
Une sueur froide me coule dans le dos. Souffrirais-je de séquelles non détectées de cet accident ? Mon discernement serait-il altéré au point de me faire confondre la droite et la gauche ? Je tente une diversion :
– C’est sûr que je ne roulais pas comme en Angleterre.
– Et pourtant si, vous rouliez à droite, comme en Angleterre.
Je ferme les yeux, terrifié. C’est sûr, j’ai des séquelles, peut-être un AVC. Je cherche le bouton pour appeler l’infirmière et exiger de passer une radio, un scanner, un IRM, que sais-je ? Les explications du gendarme interrompent mon geste :
– On vous a maintenu inconscient pour vous faire passer toute une série d’examens. L’IRM n’a détecté aucune lésion au cerveau, et les analyses toxicologiques se sont révélées négatives, ni alcool ni psychotropes. L’hôpital va vous garder en observation cette nuit, et vous pourrez rentrer chez vous demain matin, en taxi. Vous serez soumis à de nouveaux tests neurologiques dans une quinzaine de jours. Leurs résultats conditionneront la restitution de votre permis de conduire qui, d’ici là, est suspendu. Ah, dernière chose, votre véhicule est à la fourrière, c’est une épave. Pensez à contacter au plus vite votre assurance. Et voici mes coordonnées, avait-il conclu en déposant une carte sur ma table de chevet.
Après son départ, j’appelle l’infirmière pour lui demander de quoi écrire. Je veux noter ce que m’a rapporté le gendarme afin de mettre de l’ordre dans mes idées. Muni d’un bon de livraison de pansements en guise de brouillon et d’un moignon de crayon à papier – l’hôpital n’est pas riche –, je commence à inscrire quelques mots au verso de la feuille quand je me fige, horrifié. J’écris avec ma main gauche, alors que je suis droitier. Je pose instinctivement une main sur mon cœur, il ne bat pas ! Du moins, pas sous mon poumon gauche, mais sous le droit.
Je rentre chez moi le lendemain, dans un état second. Je n’ai pas osé parler de mon trouble à l’infirmière. Elle aurait pu décider de me garder ou, pire, de me transférer dans une unité psychiatrique. Fort heureusement, je suis veuf depuis quelques mois. Je n’aurais pas aimé lire dans les yeux de ma compagne l’effroi face à la démence d’un être proche. Les tests neurologiques n’ont rien révélé de concluant et le psychiatre que j’ai consulté s’est perdu en conjectures sur l’origine organique de mon mal. Car ma confusion ne s’est pas atténuée. Je reste persuadé qu’en France, on roule à droite et que le cœur de la plupart des humains se situe du côté gauche de leur thorax. Les premiers jours sont difficiles : les robinets d’eau chaude sont à droite, on se serre la main gauche, au restaurant le placement des couteaux et fourchettes est inversé, le porte-rouleau de papier toilette est disposé sur la gauche, etc. C’est dans la conduite automobile que je rencontre le plus de difficultés. J’ai racheté une automobile de seconde main qui, comme toutes les automobiles vendues en France, a son volant à droite. Je roule à trente à l’heure, comme un petit vieux, avec la peur irrationnelle d’être percuté par un véhicule qui roulerait à droite. La persévérance, cependant, finit par payer. Un an après l’accident, j’ai retrouvé une vie normale.
Aujourd’hui est un jour neuf. J’ai enfin fait le deuil de ma vie passée. Après moult hésitations, j’ai accepté de dîner avec Natalia. Nous communiquons depuis plusieurs semaines sur un site de rencontres et nous nous apprécions. C’est un algorithme qui m’a proposé de prendre langue avec elle. Ça ne me dérange pas, qu’importe le flacon… J’ai réservé une table avec vue sur le canal, pour vingt heures, dans une brasserie réputée de notre petite ville. Je me suis fait beau, dans la mesure du possible, et je suis parti à pied. J’aime marcher avant un rendez-vous, ça me met en appétit. En traversant le parvis de la cathédrale, mon attention est attirée par la haute silhouette d’un homme immobile, fixant les clochers de l’édifice. En me rapprochant, je distingue son étrange chapeau : un tricorne. C’est lui, l’homme à la Mercedes. Avec sa barbe poivre et sel en bataille et son costume de pirate des Caraïbes, il a l’air tout droit sorti d’un film hollywoodien. Soudain, tout s’éclaire. Pris de vertige, je cherche un appui. Un bras se tend, c’est le sien. Je n’ai d’autre choix que de m’y agripper. Tête basse, je souffle :
– C’est vous qui m’avez jeté un sort, n’est-ce pas ?
– Tu l’avais cherché, non ?
Sa voix sépulcrale me fait frissonner mais la rage qui monte en moi annihile ma peur. Je me redresse et soutiens son regard. Il a des yeux d’une noirceur de tombe, sans reflets. Et il sourit, d’un sourire à la fois cruel et ironique.
– Vous m’avez interverti avec mon double d’un univers parallèle qui est l’exacte inversion du nôtre, c’est bien ça ?
Il ne confirme ni n’infirme mon hypothèse inspirée par mon goût pour la science-fiction. Il se contente de répondre :
– Veux-tu que tout redevienne comme avant ?
Je pense à Natalia qui m’attend. Je sais à quoi ressemble mon passé terne, je ne sais rien de mon avenir.
– Non, hurlé-je en le repoussant. Et je cours, sans me retourner, vers l’espoir d’une vie meilleure.