Comment aller à Thoires ?
Que peut bien signifier le concept de hasard dans un monde où le plus infime changement dans le système global – je veux parler, bien sûr, de l’univers –, découle d’un évènement antérieur ?
Avant cette date du 6 avril 202*, je m’étais souvent posé cette question métaphysique, mais je n’avais jamais « forcé » ce hasard autrement que par des expériences de pensée qui relevaient plus de la rêverie d’un promeneur solitaire que de la démarche scientifique. Mes lectures me perdront. Les ouvrages traitant de la physique quantique ne devraient jamais être laissés entre les mains de personnes psychologiquement fragiles. Qu’est-ce qui m’a pris ce soir-là de proposer à mes amis de mettre le VRAI hasard à l’épreuve ? Au pied du mur de Planck, en quelque sorte. Mais il est un peu tard pour avoir des regrets à l’heure où, par ma faute, ma seule faute, nous faisons face à des incidents invraisemblables dont la gravité, d’abord anodine, ne cesse de croître, augurant d’une issue dramatique.
Tout cela commença, non par une nuit sombre, mais par une fin de matinée ensoleillée, un samedi, au retour du printemps, quand le jaillissement des floraisons nous fait douter de notre propre déchéance. Je m’étais levé, frais et dispos, et, quittant mon domicile, jurai sur la tête de mon cheval que rien de ce que je ferais ce jour ne serait programmé, que j’irais là où me porteraient mes pas, au hasard Balthazar. Je feignais d’y croire, car mon caractère pessimiste me portait à penser qu’un déterminisme implacable commandait les moindres de mes faits et gestes. Mais il est plaisant, de temps à autre, de lâcher prise, de se dire que rien n’est écrit dans le marbre, tout juste sur le sable, à marée basse.
Ce jour-là, je flânais donc dans les rues tortueuses et les places ombragées du cœur médiéval de la ville. Après une longue immersion dans la foule du marché, je m’assis à une terrasse, sur la berge gauche de la rivière et, étirant bras et jambes, commandai un allongé. Tout en buvant à petites gorgées mon café, je laissai mes pensées errer au fil de l’eau quand un corbeau vint se poser sur une branche basse d’un troène, juste sous mes yeux. Si tu t’envoles quand je me lèverai, je suivrai la direction que tu prendras, pensai-je subitement. Je pris mon temps pour finir ma tasse et fouiller mes poches à la recherche de quelques pièces à jeter sur la table. Le corbac avait-il lu dans mes pensées ? Toujours est-il qu’il prit son envol au moment même où je repoussai ma chaise. L’oiseau noir voleta vers une passerelle au-dessus de laquelle il décrivit de larges cercles. S’il avait réellement voulu me montrer un itinéraire, il n’aurait pas procédé autrement. Par curiosité plus que par crédulité, je suivis l’animal. Il attendit que je prenne pied sur la passerelle avant de s’éloigner à nouveau, cette fois vers le temple protestant que, là aussi, il survola en cercle. Je me refusais à croire à une quelconque intention chez le corbeau mais, pris au jeu, je continuai de le suivre, de place en place. Après le temple, ce fut le cinéma puis l’ancien lavoir, puis enfin au fond d’une impasse, protégée par ses hauts murs, la bastide couverte de vigne vierge de P&P.
« Artistos » libertaires, Paulus et Pauline agrégeaient à leur vaste communauté d’amis-relations-connaissances des individus d’une très grande diversité. Il n’était pas rare de voir chez eux des souverainistes conservateurs parler exercice du pouvoir avec des activistes d’ultragauche, des féministes radicales plaisanter avec des hétéro-machos assumés, des chasseurs psychorigides à la virilité affirmée discuter gastronomie avec des éphèbes végans, des cathos de gauche discourir sur « les valeurs » avec des athées de droite, et même des musulmans pratiquants (mais discrets) fraterniser avec des militants de la cause LGBTQI+, contre tous les racismes et le délit de « sale gueule ». Chez P&P, tout le monde laissait sa colère au vestiaire, comme on laisse un flingue. Car être admis chez eux était plus qu’un privilège, c’était l’assurance, durant quelques heures, d’être regardé avec bienveillance et générosité, sans jugement aucun sur l’image que l’on renvoyait.
Je me réclamais du premier cercle des amis de P&P. Jusqu’à une période récente, il ne se passait pas une semaine sans que je déboule chez eux, dénué de tout prétexte, juste pour échanger des idées anticonformistes et passer un moment agréable. Mais depuis quelque temps, mes visites se faisaient plus rares. Avec l’âge, ma misanthropie congénitale gangrenait jusqu’à mon proche entourage. En moi, le loup solitaire s’attaquait à l’animal social, rompant le tacite pacte de non-agression qui leur permettait tant bien que mal de cohabiter. Misanthropie ou neurasthénie ? Sans doute l’une découlait-elle de l’autre, et je n’osais pas trop creuser pour savoir qui était la poule et qui était l’œuf. Mais voilà que ce corbeau me rappelait à mes devoirs humains ! Le plus intégriste des rationalistes y aurait vu un signe.
Le portail était entrouvert. Je m’annonçai en tirant deux coups secs sur la chaînette de la cloche et pénétrai dans la cour silencieuse. Paulus, une toque de chef sur la tête, m’accueillit dans sa cuisine avec sa bonhomie coutumière.
– Mais c’est notre ami Gil que voilà ! Où étais-tu passé ? Tu étais en quarantaine pour cause de coronavirus ?
– Plutôt de spleenovirus, très contagieux et parfois mortel.
Mon odorat de gourmet m’avertit d’un évènement en cours du côté des fourneaux. – Humm, ça sent bien bon chez vous !
– Tu peux le dire. Tajine provençal accompagné de semoule toscane et petits légumes bio avec sauce harissa.
– Provençal ?
– Oui, au taureau AOC de Camargue.
– Il est halal ?
– Non, hâlé, et végane. Il a passé toute sa vie en plein air et n’a mangé que de l’herbe.
– Il est Allé à l’OCéan ?
– J’en sais rien et je m’en fous. Je l’ai eu pour pas cher.
– Casher ?
– Arrête tes calembours rituels. Tu restes déjeuner avec nous ?
– Euh, n… non, je ne fais que passer.
– Tu vas le regretter le restant de ta vie.
Les effluves de viande épicée eurent vite raison de ma volonté.
– Tu as raison, oublions les bonnes manières. Je reste et te remercie.
– Allons boire un verre avec Pauline pendant que ça mitonne.
Dans le séjour délicieusement encombré d’objets d’art naïf et/ou premier, Pauline, assise à une table basse, était à ce point absorbée dans la contemplation d’une photo double page d’un livre de voyage qu’elle en oubliait de siroter le verre de blanc posé devant elle. Me penchant pour l’embrasser, je reconnus un célèbre glacier argentin.
– Waouh, Perito Moreno ! Vous préparez votre prochain trek ?
– Tu parles, bougonna-t-elle sans lever les yeux, cette année on est à sec. On n’a pas les moyens d’aller en Patagonie.
– On se contente de rêver, dit philosophiquement Paulus dans mon dos.
Il me servit un généreux verre de vin et remplit le sien dans la foulée. Je m’affalai dans un crapaud et avalai une lampée du frais liquide.
– Je n’aime pas les guides de voyage. Je préfère partir à l’aventure, sans savoir ce qui m’attend.
Pauline me jeta un regard circonspect.
– À l’aventure, c’est vite dit. Tu choisis au minimum le pays où tu veux te balader.
– Oui, mais je pars sans idées préconçues. Je n’ai pas la tête farcie de conseils et bonnes adresses de guides en tous genres. Je ne programme rien. Une fois sur place, je me débrouille.
Je sentis une présence dans mon dos. Cléo, habituée des lieux, me souriait du haut de son mètre quatre-vingt-six. – Hola Gil. Paulus ne m’avait pas dit que tu déjeunais avec nous.
– Il vient de me débaucher. Et je crois, ou plutôt je sens, que j’ai bien fait de céder. Il faut s’aider entre amis.
Cléo eut une moue condescendante.
– Tu peux faire mieux.
Tendant une bouteille d’une cuvée réservée à Paulus, elle jeta un œil à la photographie que contemplait, pétrifiée, Pauline.
– Ah, Perito Moreno. C’est pour bientôt ?
– Pas pour cette année, bougonna Pauline en daignant se redresser pour faire la bise à Cléo.
– Pourquoi aller au bout du monde ? dis-je en rehaussant la ligne de flottaison de mon verre aux trois-quarts vide. On peut encore être dépaysés en Europe… l’Albanie, la Biélorussie, la Moldavie.
– Ah non ! rugit Paulus, lunettes rabattues sur le nez, qui tentait de décrypter l’étiquette de la bouteille de vin. Si on veut se payer la Patagonie l’an prochain, pas question de se balader en Europe. On reste en France, un point c’est tout.
– D’accord, dit Pauline d’un ton de défi en se levant brusquement.
Elle fouilla fébrilement dans le tiroir d’une commode pour en sortir une carte de France défraîchie.
– Mais on laisse le hasard décider de la destination.
Elle écarta les verres et étala la carte sur la table.
– Gil, je vais être plus radicale que toi.
Elle ferma les yeux, leva son index et le posa quelque part sur la carte. Rouvrant les yeux, elle se pencha sur la table et leva précautionneusement son doigt.
– Thoires, nous irons à Thoires.
– Thoires ?! C’est où ce bled ? s’enquit Paulus en reposant sa bouteille.
– C’est en Côte d’Or, vieux râleur.
J’esquissai un sourire goguenard. Le démon de l’hubris me poussait à étaler ma science.
– Et tu crois vraiment que c’est le hasard qui a sorti ce patelin de son chapeau ?
– Mais oui, puisque j’ai fermé les yeux.
– Certes, mais ton cerveau avait enregistré la carte avant que tu ne fermes les yeux. Ton index ne s’est pas posé au hasard sur la carte. C’est ton cerveau qui était à la manœuvre.
– Dans ce cas, il suffit de lancer les dés, rétorqua Pauline. J’obtiendrai bien un nombre au hasard, non ? Il suffira de le rapporter aux coordonnées de la carte.
Je pris un air navré et m’apprêtai à asséner l’estocade mais Cléo me devança :
– Désolé Pauline… mais non. Un jet de dés est déterministe. Le résultat n’a rien à voir avec le vrai hasard. Les dés en mouvement ont une trajectoire qui est théoriquement calculable, comme un boulet de canon, mais il y a trop de paramètres à prendre en compte. C’est pourquoi on parle de nombres pseudo-aléatoires.
Paulus poussa un profond soupir.
– Entre l’informaticien et la prof de math, on est pris entre deux feux, ma pauvre Pauline. Nous ne pouvons qu’humblement baisser la tête.
Cléo se voulut conciliante.
– Ok, tout ça c’est théorique, ça ira très bien un lancer de dés, ça produit des nombres suffisamment imprévisibles pour les jeux dits de hasard.
En mon for intérieur, je la remerciai de la perche qu’elle me tendait. J’allais pouvoir reprendre l’avantage.
– Petits joueurs ! Pourquoi ne pas utiliser de vrais nombres aléatoires ?
– C’est-à-dire ? demanda candidement Pauline.
– Ce sont des nombres qui sont obtenus par des phénomènes quantiques qui, eux, sont absolument imprévisibles donc absolument aléatoires. Par exemple, le comportement d’un photon devant une lame semi-réfléchissante. Il passera ou ne passera pas mais personne ne peut prédire ce qu’il fera.
Cléo ne comptait pas en rester là.
– Tu divagues ! Tu vas les trouver où, ces nombres ? Au CERN ?
Avec mon sourire de faux modeste qui agaçait tant mes amis, j’abattis ma quinte flush royale :
– Il y a plus simple. Je connais une université à Berlin, qui fournit gratuitement, à la demande, des fichiers de nombres aléatoires tout frais tout chauds. Ils disposent d’un générateur quantique qui produit des données en ligne, et en temps réel.
Paulus abandonna sa bouteille de vin pour me fixer avec perplexité.
– Je ne comprends rien à ton jargon mais… je dois reconnaître que tout ça m’intrigue foutrement. Le vrai hasard, rien que ça ?! Que doit-on faire ?
J’avisai un Notebook sur un guéridon et me levai pour l’apporter sur la table
– Vous permettez que j’utilise votre ordi ?
– Laisse-moi d’abord fermer mes dossiers, dit Pauline en attirant à elle la machine. C’est un objet intime un ordinateur, Gil.
– Cherchons d’abord le site de la Humboldt Universität, commentai-je, dix bonnes minutes plus tard, en pianotant sur les touches. J’y suis. Je vais sur la page des téléchargements du générateur quantique de nombres aléatoires. Voilà. Je récupère un fichier de données toutes fraîches. C’est fait. Il n’y a plus qu’à l’ouvrir. Ah zut, c’est de l’hexadécimal.
– Kezako ?
– C’est un système de numérotation en base 16, intervint Cléo. Les 10 chiffres arabes plus les six premières lettres de l’alphabet latin.
– Ça permet d’alléger le code. Chaque caractère hexadécimal correspond à quatre bits binaires.
– Quel charabia ! gronda Paulus. En français, ça veut dire quoi ?
– Ça veut dire qu’il me faut un convertisseur. Mais je sais où en trouver un. Au fait, combien y a-t-il de communes en France, demandai-je à la cantonade tout en poursuivant mon surf.
– Plus de 36 000. Moi aussi je connais du beau nombre, Môsieur, cria Pauline.
– Ok. Donc les quatre premiers caractères suffiront : 43 C2. Je les saisis dans le convertisseur, ce qui nous donne… 17 346.
– Et qu’est-ce qu’on va faire avec ça ?
– Eh bien on va trouver la liste des communes de France pour relever celle qui se trouve à la 17 346ᵉ position. C’est bon, j’en ai trouvé une au format Excel. Je l’ouvre…
– Elles sont classées par département, fit remarquer Cléo en regardant défiler les lignes.
– Ça ne change rien au caractère aléatoire du résultat. L’heureuse élue est… Bouziès, dans le 46.
– Le Lot, précisa Pauline, férue de géographie nationale.
– Qui connaît ce patelin ? demanda Paulus.
Dans le silence qui suivit, une douce euphorie m’envahit. Mes yeux ne pouvaient se détacher de la ligne en surbrillance sur l’écran.
– Aucun déterminisme, aucun lien de cause à effet, aucune information dans nos neurones, rien de tout ce que nous avons vécu depuis notre naissance ne pouvait nous conduire à Bouziès.
– Mais, objecta Cléo, le fait que nous soyons réunis ici et que nous décidions de procéder à ce tirage au sort a bien une origine déterministe, tu es d’accord ?
– Et alors ?! Le choix de Bouziès, ou plutôt sa désignation, n’en reste pas moins complètement aléatoire. Aucun évènement dans l’univers depuis le big bang ne participe à la désignation de Bouziès comme notre prochaine destination de vacances.
– Notre ? s’étonna Pauline.
– Vous ne croyez tout de même pas que vous allez vous y rendre sans nous ! T’en penses quoi Cléo ?
– J’en pense que je meurs de faim. Tu devras attendre le dessert pour savoir si, une fois de plus, tu as réussi à m’embobiner.
– À table ! hurla Paulus. Et vous allez voir que ma cuisine, elle, ne doit rien au hasard.
Finalement, j’ai réussi à les convaincre que se rendre à Bouziès était une obligation morale, un défilosophique auquel aucun d’entre nous ne pouvait se soustraire sous peine de le regretter pour le restant de ses jours. Nous avons fixé la date du départ au 19 octobre, début des vacances de la Toussaint car Cléo nous a rappelé qu’en tant qu’enseignante, elle ne pouvait pas prendre des jours de RTT.
Nous ne sommes jamais allés à Bouziès ou, pour être exacts, nous n’y sommes jamais arrivés. C’est Cléo, en se fracturant bêtement la jambe droite après une chute dans son escalier, qui a ouvert le bal des contretemps. Nous avons donc dû reporter notre voyage aux vacances de printemps. Mais la Covid-22, qui nous avait épargnés l’hiver durant, a terrassé Pauline et m’a rendu flageolant la veille du départ. Ce ne serait pas pour cette année.
Le samedi 11 avril de l’année suivante, plein d’un enthousiasme revanchard, nous avons pris la route à bord de ma berline allemande. Nous avons coulé une bielle, sur l’autoroute, à cinquante kilomètres à peine de chez nous. Rapatriés en taxi diligenté par la compagnie d’assurances, nous sommes repartis, le lendemain, avec le break de Cléo. Cette fois, il n’y a pas eu de casse mais, à quatorze kilomètres de Bouziès, un peu après Lugagnac, Paulus a déclaré qu’il se sentait patraque. Nous nous sommes précipitamment arrêtés sur le bord de la départementale et avons extirpé notre ami, suffoquant et grimaçant, du véhicule pour le mettre aussitôt en PLS. Heureusement, après l’appel au 15 d’une Pauline affolée, une ambulance du SAMU est vite arrivée. Et, cruelle ironie, d’où pensez-vous qu’elle venait ? De Bouziès, bien sûr, où elle avait rapatrié un malade. C’est fou ce que les portables ont dû sauver de vie. Autrefois, il aurait fallu courir à la ferme la plus proche en espérant y trouver un téléphone en état de marche. Diagnostic du médecin-urgentiste du SAMU : infarctus massif, mais, nous a-t-il assuré, du fait de leur intervention très rapide, Paulus n’en conserverait aucune séquelle. Un miracle ! Doublé d’un avertissement ? Cette interrogation me taraudait, tandis que, le cœur lourd, nous suivions l’ambulance, nous éloignant de Bouziès. À la cafétéria du Centre Hospitalier de Cahors, alors que nous attendions des nouvelles définitivement rassurantes sur l’état de santé de Paulus, je n’ai plus pu garder pour moi ces pensées lancinantes.
– Je crois que j’ai fait une connerie, les filles.
Pauline et Cléo levèrent un œil morne de leur tasse de café.
– Quel genre de connerie ? lâcha Cléo. T’as mis de l’essence au lieu du diesel dans ma caisse ?
– Si ce n’était que ça ! Ma connerie est une connerie cosmique. Je n’aurais jamais dû vous entraîner dans cette galère.
– Tu n’es pour rien dans l’infarctus de Paulus ! s’exclama Pauline.
– Et bien si, justement ! Tout est de ma faute. En m’en remettant au vrai hasard, au hasard quantique, j’ai très certainement troublé l’ordre de l’univers. Nous avons violé le déterminisme qui est la loi première de son fonctionnement.
– Métaphysique à deux balles, maugréa Cléo.
– Peut-être… ou peut-être pas. Dans le doute… je crois qu’il faut abandonner ce projet. On rentre chez nous et plus jamais, on ne lancera les dés quantiques. J’espère ne pas avoir enclenché une réaction en chaîne qui se propagera encore dans un million d’années.
Le téléphone de Pauline émit un bruit de clochettes. Elle parcourut en tremblant le SMS qu’y s’y était affiché.
– C’est le service de cardiologie. Ouf… Paulus est hors de danger. Ils vont le garder une nuit en observation. Je peux aller le voir.
– On t’accompagne !
Paulus, allongé sur le lit de sa chambre, nous accueillit avec un sourire béat.
– Ils m’ont shooté avec je ne sais quoi. Je plane à dix mille.
– Ça sera pas encore pour cette fois, Bouziès, lui dis-je d’un air malheureux.
– Bouziès ? Mais j’y suis allé !
– Comment ça, quand ?
– J’ai fait une syncope, dans l’ambulance, et je me suis retrouvé à Bouziès.
– Et… et alors ?
Le sourire de Paulus s’élargit jusqu’aux bords du lit.
– Alors… j’ai vu tous les évènements que nous aurions pu vivre à Bouziès. Tous, une infinité, qu’une vie entière ne pourrait expérimenter. Je sais tout de Bouziès. Nous y avons rencontré tous ses habitants, arpenté toutes ses rues, visité toutes ses demeures, dans le vent et le brouillard, au soleil et sous la pluie. Et quand ils m’ont ranimé, dans l’ambulance, il s’était à peine écoulé une minute.
– La superposition d’états ! Tu as vu la superposition d’états !
– Rien à foutre, mon pote. C’est juste le plus beau trip de ma vie.
– Mais qu’est-ce que ça veut dire ? s’énerva Pauline.
– Paulus a eu une vision des univers parallèles au nôtre où le faisceau de nos lignes de vie passe par Bouziès. Notre propre univers, en revanche, est de ceux où Bouziès n’entendra sans doute jamais parler de nous. C’est ainsi. Il est inutile d’insister.
– Mais…
– C’est ainsi, Cléo ! hurlai-je. Estime-toi heureuse d’y être allée dans d’autres univers. Demain, on rentre chez nous !
Tout compte fait, on s’en est tiré à bon compte. Le multivers a été cool. Il nous a juste signifié, par le canal paulusien, qu’il était dangereux d’aller voir ailleurs si on y était. On ne peut pas transgresser impunément ses lois. Et maintenant, circulez !
Ce texte est inspiré, pour sa première partie, d’un scénario de court métrage qui devrait être tourné dans un avenir proche quoiqu’incertain. La seconde partie de ce film virtuel, concernant le voyage à Bouziès, est bien sûr inconnue. Elle se construira « au hasard » des évènements que ses protagonistes expérimenteront sur leur route.