Bonne nuit mamie
Il était plus de deux heures quand Frank m’a contacté sur le réseau de la milice. L’avantage d’être pourvu d’un implant de communication – obligatoire chez tous les membres des forces de l’ordre et les auxiliaires de sécurité – c’est qu’on peut être réveillé à toute heure de la nuit sans réveiller l’autre.
– Sors de tes rêves, ma biche, m’a dit Frank dans ma tête, de la pensée la plus calme qu’il soit capable de transmettre.
Il sait qu’il faut prendre des gants avec moi. La poussée d’adrénaline provoquée par un réveil sans délicatesse, surtout dans la phase de sommeil paradoxal, peut me mettre dans un tel état d’excitation que je deviens incapable de conduire ou même de tenir une arme. Un peu comme si j’avais avalé cul sec un litre de café bien noir. Mais Frank sait y faire, il y a rarement des problèmes avec lui.
Je suis sorti du lit sans bruit. Alice dormait profondément, le souffle aussi léger que celui d’une enfant. Je suis passé dans la cuisine, j’ai bu un verre d’eau et j’ai transmis :
– Ouais, Frank.
Frank respecte toujours ce rituel. Il attend invariablement que j’accuse réception avant de rentrer dans le vif du sujet.
– Deux reclus, un couple.
– Tu es où ?
– Sur la Victoire, 1102, direction nord.
– Ok, j’arrive.
Frank et moi, on s’est engagés dans le corps des auxiliaires de sécurité un matin, après une nuit passée à refaire le monde en descendant bière sur bière. À l’aube, on est arrivés à la conclusion qu’il fallait faire quelque chose. L’inactivité, ça va bien un temps, mais ça finit par lasser. C’est Frank qui a suggéré de s’engager, il avait entendu dire qu’on manquait d’auxiliaires dans la milice. Il est vrai que les gens qui acceptent de servir leur pays pour un salaire de misère se font rares de nos jours. Autant toucher les allocs. Mais bon, pour être honnête, c’est plus le goût de l’aventure qu’une soudaine bouffée de civisme qui nous a motivés. Alice n’était pas d’accord, elle m’a fait la gueule plusieurs jours durant. C’est lié à son histoire. Avant l’interdiction des partis politiques, ses parents militaient dans une formation d’extrême gauche et les flics représentaient à leurs yeux le bras armé du pouvoir oppressif. C’est fini tout ça, ai-je tenté de lui faire admettre. Tes parents sont morts depuis longtemps, aujourd’hui les policiers servent le peuple et non une oligarchie. Mais elle est restée sur ses positions. Elle a même plissé ses lèvres de mépris quand j’ai ajouté que nous, les forces de l’ordre, étions le dernier rempart contre la barbarie.
On a eu droit à un mois de formation puis on nous a lâchés dans la nature après nous avoir au préalable greffé la puce dans le cerveau. On travaille en binômes librement constitués. Moi bien sûr je fais toujours équipe avec Frank, c’est mon pote depuis la maternelle, je me vois mal faire ça avec un autre. Les horaires sont souples mais on a une obligation de résultats. Un auxiliaire qui n’atteint pas ses quotas ne portera pas longtemps le bel uniforme noir de la milice. La seule contrainte est de ne pas déborder du district qui nous est affecté lors du planning du lundi matin. Il change chaque semaine, nos chefs ne veulent pas qu’on prenne nos petites habitudes.
Frank et moi on a mis au point une organisation efficace pour ne pas trop se crever quand on patrouille de nuit, deux fois par semaine. Pendant que l’un dort, l’autre parcourt le district en solitaire. Dès qu’il voit quelque chose d’intéressant, il réveille l’autre qui rapplique dare-dare. Ainsi, en alternant les rôles, on peut grappiller quelques heures supplémentaires de sommeil. Quelques heures mais pas une nuit complète, il se passe toujours des choses intéressantes dans notre belle cité après le couvre-feu. Entre les clandos qui veulent rentrer et les reclus qui veulent sortir, on ne chôme pas.
Mon casque à visière infrarouge sur la tête, je file sur mon scooter électrique, tous feux éteints. Les rues sont désertes. Pour des raisons de sécurité mais aussi d’économie d’énergie, la municipalité a décrété le couvre-feu tous les soirs à partir de 23 heures. Cette mesure a rendu le sourire aux nombreux astronomes amateurs qui se plaignaient de la pollution lumineuse. Quant à nous, ça ne nous pose aucun problème, bien au contraire. Avec nos véhicules noirs et ultra-silencieux, nous sommes quasiment invisibles – excepté les nuits de pleine lune. Ce soir, tout est pour le mieux, le temps est couvert, il fait sombre comme dans la gueule d’un loup. En fondant sur nos proies, nous pourrons jouer de l’effet de surprise.
Je débouche sur l’interminable avenue de la Victoire dix minutes après avoir quitté mon domicile. Je ne tarde pas à apercevoir le pick-up de Frank. Il roule au pas, à la vitesse d’un marcheur pressé.
– Je suis derrière toi, Frankie.
Frank arrête son véhicule. Il descend sans bruit et m’aide à déposer le scooter à l’arrière du pick-up.
– Ils sont sur le trottoir, me murmure-t-il. Ils vont sûrement au port.
Quand nous sommes à portée de voix, nous répugnons à utiliser nos implants. Nous ne le faisons qu’en cas d’absolue nécessité. Les yeux dans les yeux, la communication devient trop intime.
Nous roulons à quelques mètres derrière les reclus. Leur démarche est précipitée et chaotique. Ils ne sont pas comme nous munis de dispositifs de vision nocturne. Ils se tiennent par la main, solidaires, trébuchant souvent et se rattrapant l’un l’autre. – On attend qu’ils s’engagent dans les petites rues et on y va, dit Frank d’un ton où perce l’excitation du chasseur.
Nous sommes tenus à la discrétion. Officiellement, nous n’avons jamais affaire à des reclus ou des clandos. Seuls les délits de droit commun et les troubles à l’ordre public font l’objet d’un enregistrement. Ce soir, il ne se sera rien passé. Les brèves d’informations ne relateront aucun incident dans le district. La comptabilité de nos prises n’apparaîtra dans aucun fichier des ordinateurs de la milice. Dormez en paix, braves gens.
L’homme et la femme sont parvenus au croisement de l’avenue de la Victoire et du boulevard de la Nation. De l’autre côté commence la Vieille Ville. Pressant le pas, ils traversent l’artère et s’enfoncent dans une rue tortueuse.
– Maintenant, lâche Frank.
Il accélère et monte sur le trottoir, barrant la voie aux fugitifs. Entraînés par leur marche rapide, ils manquent se cogner au véhicule. La frayeur qui les tétanise nous permet de descendre tranquillement et de les appréhender. S’ils s’étaient enfuis, ils ne seraient de toute façon pas allés bien loin. On ne court pas très vite à leur âge. Ils doivent avoir aux alentours de quatre-vingts ans. Ils transpirent la peur la plus pure. Leurs yeux affolés tentent de percer l’obscurité, ils ne voient de nous que des ombres menaçantes.
– Alors, on se balade ? leur demande Frank, goguenard.
Ils ne répondent rien. Qu’auraient-ils pu prétexter pour justifier leur présence hors de Sérénité ? Leurs rides, leur dos voûté, leurs cheveux blancs sont autant de signes de leur culpabilité. Nul n’a le droit de sortir de Sérénité, du moins vivant.
À l’aide de son scanner de poignet, Frank balaie leur avant-bras droit. La puce insérée sous leur peau ne tarde pas à révéler leur identité.
– Marjorie et Clément Julien, lit-il sur l’écran du scanner, quatre-vingt-un et quatre-vingt-deux ans, mariés.
Nous leur enlevons leurs sacs à dos que nous fouillons méthodiquement. Des vêtements soigneusement pliés, des fruits secs, une bouteille d’eau et, dans le sac de l’homme, enroulés dans un bout d’étoffe, des bijoux : colliers, bagues, gourmettes, pendants d’oreilles, or ou argent.
– Tiens tiens, dit Frank, on n’a pas tout déclaré en entrant à Sérénité. On avait un bas de laine.
J’empoche les bijoux que me tend mon collègue. Le produit de leur vente sera réparti entre les auxiliaires de sécurité. Puis nous bâillonnons les vieux avec du gros scotch et les menottons dans le dos. Nous n’avons plus ensuite qu’à les hisser sur une épaule pour les déposer sur la plate-forme du pick-up. Ils ne sont pas bien lourds.
À allure réduite, nous sortons de l’enceinte fortifiée de la cité et prenons la route des falaises de marbre, aux vertigineux à-pics. Nous restons silencieux. Frank tire sur sa cigarette électronique, je mâche une gomme à la menthe.
Il ne nous faut qu’une vingtaine de minutes pour atteindre les falaises. Frank immobilise le pick-up à une centaine de mètres du précipice, enlève son casque de vision nocturne et, après avoir attendu que j’en aie fait autant, allume les phares. Dans la lumière des projecteurs, nous traînons nos prisonniers jusqu’au bord du précipice et reculons de quelques mètres. Aveuglés, les deux vieux ferment les yeux. C’est en les rouvrant, la tête tournée par réflexe sur le côté, qu’ils prennent conscience de l’endroit où ils se trouvent. Leurs gémissements nous parviennent, assourdis par les baillons de scotch. Nous ne leur avons pas enlevé les menottes, elles sont en plastique biodégradable, jetables, comme les corps.
Frank se met à déclamer la sentence. C’est le moment que j’aime le moins dans nos parties de chasse.
– Marjorie et Clément Julien, par votre comportement incivique et égoïste vous avez gravement porté atteinte aux intérêts de la communauté et traité par le mépris les aspirations légitimes des jeunes générations à vivre dans le confort et la prospérité.
Quelle solennité. Il se prend au jeu, ce con. Pourquoi faire durer leur calvaire ? D’accord, c’est le règlement, mais personne n’ira vérifier que tout a été fait dans les formes. Tout ça pour donner un semblant de légitimité à l’affaire.
– En conséquence de quoi, nous vous condamnons à la peine capitale. La sentence est immédiatement exécutable.
Nous dégainons nos Magnum. Une brise printanière nous caresse le visage. Les deux vieux se sont résignés, ils ont dépassé leur peur. Ils nous font face courageusement, la tête haute et le regard fier. Je ne peux pas m’empêcher de fixer la vieille dans les yeux, je ne devrais pas. Je revois soudain ma grand-mère. Elle doit avoir le même âge qu’elle aujourd’hui, ça fait dix ans qu’elle est entrée à Sérénité. Elle lui ressemble, surtout les yeux. Je me dis que la vieille femme digne qui est là, à ma merci, ce pourrait être elle et ça me remue. Frank lève son arme et vise le vieux. Je fais la même chose avec mamie. Ma main tremble. Frank tire. La force de l’impact projette le vieux dans le vide. Mon coup passe largement au-dessus de mamie. Elle tombe à genoux. Frank me regarde, interloqué. Je ne relève pas mon arme. Il secoue la tête et vise celle de la vieille, ouvrant sur son front un troisième œil. Elle s’écroule en chien de fusil. Il se rapproche et d’une poussée du pied la fait glisser dans l’abîme.
Sur le chemin du retour, Frank me demande :
– Qu’est-ce qui t’a pris tout à l’heure ?
Je mets un certain temps à répondre.
– Elle m’a fait penser à ma grand-mère.
– Et alors ?
Je reste silencieux. Que pourrais-je ajouter ? Nous finissons la patrouille à deux. R.A.S. La nuit a été calme. En me déposant à l’aube à mon domicile, Frank me lance un regard étrange.
– Fais gaffe Nico.
– À quoi ?
– T’es trop sensible.
Je ne réplique rien. Il a sans doute raison. Je récupère mon scooter et je rentre chez moi sans un signe pour mon collègue. Alice est réveillée. Assise dans la cuisine devant une tasse de café, elle m’adresse un sourire triste. Je file sans un mot vers le frigo et en retire une bouteille d’un litre de bière que je commence à boire aussitôt, au goulot.
– Il faut qu’on parle Nicolas.
– De quoi ? dis-je sans me retourner.
– De toi, de nous.
Je m’assois en face d’elle, ma bouteille à la main. Ça devait arriver. J’attends qu’elle ouvre le bal.
– Depuis que tu fais ce travail, tu n’es plus le même.
Je bois une gorgée avant de dire :
– Je ne supportais plus d’être un assisté, tu le sais bien. Maintenant, j’ai un salaire. Pas beaucoup plus élevé que les allocs mais au moins je le mérite. Je suis utile.
– Utile à quoi ?
– Je contribue au maintien de l’ordre dans la cité, tu le sais très bien.
– En assassinant des clandestins et des reclus, c’est ça !?
Elle n’a pu s’empêcher de crier. Ça doit faire des mois qu’elle se retient. Je la regarde avec des yeux ronds.
– Qui… qui t’a dit… ?
– Tout le monde sait que la milice fait ça !
Je pose ma bouteille et la dévisage longuement.
– Les clandos violent nos frontières et menacent l’équilibre démographique et social de la cité. Quant aux vieux… Toute personne âgée de soixante-dix ans et plus doit céder ses biens à la communauté et demeurer dans Sérénité jusqu’à sa mort sans jamais en sortir. C’est la loi. Elle est la même pour tous.
– Quel mal y a-t-il à ce qu’ils s’en aillent ?
– Ne fais pas l’innocente. La plupart d’entre eux vont aux Bahamas se faire régénérer les cellules. Et ils reviennent dans la fédération, avec un passeport en bonne et due forme, sous l’identité d’une jeune personne dont le décès n’a pas été déclaré. Il y a toute une organisation criminelle derrière ça.
– Et l’idée ne t’était jamais venue qu’ils avaient juste envie de sortir de leur prison, de finir leur vie à l’air libre ?
– Je te dis que la plupart reviennent. Le ministère de la Sécurité dispose d’informations fiables.
Elle hoche la tête, perdue dans d’impénétrables pensées. – Peut-être ont-ils le mal du pays, murmure-t-elle.
Je la fixe en silence. Je ne la comprends plus depuis quelque temps. Ce qui tend à prouver qu’elle a raison : j’ai changé. Quand j’étais assembleur chez Niso Electronics, j’entrevoyais un avenir pour nous deux. Un avenir avec un enfant, le seul auquel on avait droit. Depuis que j’ai perdu mon boulot, je suis devenu nihiliste. No future. La faute aux machines. Une seule de ces saloperies fait le boulot de dix hommes. Comment lutter ?
– Putain de robots, dis-je en secouant la tête, putain de robots.
Je porte convulsivement la bouteille à ma bouche. En reposant mes yeux sur elle, je ne lis pas l’habituelle désapprobation dans son regard, plutôt une hésitation inquiète.
– Il faut que je te parle Nicolas. Je… je n’en peux plus. Le mensonge… la dissimulation, c’est trop lourd
Elle semble tellement lasse. J’attends la suite. Elle veut en finir, c’est sûr. Et elle ne sait pas comment me l’annoncer. Classique.
– Voilà, dit-elle, quand nous nous sommes rencontrés…
La sonnerie de la porte d’entrée l’interrompt. Je vais ouvrir. C’est Frank.
– Tu as oublié ton casque, me lance-t-il avec un sourire jovial.
Sans attendre que je l’y invite, il pénètre dans la pièce.
– Jour Alice, dit-il en embrassant ma femme sur les joues.
Elle se laisse faire, passive, marmonne un « bonjour » atone. En posant mon casque sur la table, il trébuche – il a dû se descendre deux ou trois canettes dans son pick-up – et son poignet cogne le bois ce qui a pour conséquence de déclencher son scanner.
– Zut, dit-il en se redressant.
Il va pour l’éteindre quand l’appareil émet une note grave. Le signal caractéristique d’une erreur de lecture. Le faisceau a balayé l’avant-bras droit d’Alice et n’a pu accéder aux données de sa puce.
– Pas possible !? Il y a un problème avec ton implant Alice !
Le visage de ma femme prend la couleur d’un linceul.
– J’irai le faire vérifier ce matin, dit-elle précipitamment.
– Ouais, dit-il, tu ferais mieux.
Un silence de mort s’installe dans la cuisine. Sentant que quelque chose cloche, j’essaie de détendre l’atmosphère.
– Tu prends une mousse Frank ?
– Non, je dois rentrer, dit-il sans quitter Alice du regard.
Elle baisse la tête. J’ai peur de comprendre. Après tout, je ne sais rien de la vie d’Alice avant notre rencontre. Juste ce qu’elle a bien voulu me raconter. Frank s’en va sans dire au revoir.
Ce sont deux officiers de la milice qui sont venus peu après chercher Alice. L’affaire était d’importance : la femme d’un auxiliaire ! Entre le départ de Frank et leur arrivée, Alice m’a juste dit : « Je me sens mieux » et elle est restée sagement assise. Les officiers m’ont retiré mon arme et mon insigne. Il allait de soi que je n’avais plus rien à faire dans le corps des auxiliaires de sécurité. Je devais rester à leur disposition. Une enquête serait diligentée pour déterminer mon éventuelle complicité.
Au crépuscule, je me suis rendu sur les falaises de marbre. Les premières étoiles apparaissaient dans un ciel affreusement vide. Je me suis agenouillé et me suis penché au-dessus du précipice. Je ne voyais rien, bien sûr, mais j’ai clairement entendu le ressac. En bas, dans tous leurs états, les corps devaient danser la sarabande. Je me suis redressé et, le dos à l’à-pic, j’ai tiré de mon holster mon Browning Hi-Power de collection. J’avais passé l’après-midi à le nettoyer pour être sûr qu’il ne s’enrayerait pas le moment venu. J’ai posé le canon sur ma tempe et juste avant d’appuyer sur la détente, j’ai eu une pensée pour ma grand-mère qui devait déjà être au lit dans sa cellule du centre Sérénité. Bonne nuit mamie.
Nouvelle parue dans Black Mamba no 16, automne 2009.