Le bit de la caverne
Mon ami David et moi-même étions assis dans l’arrière-salle d’un de ces cafés parisiens décorés à l’ancienne où, de l’applique au fauteuil, tout n’est que toc, imitation brouillonne d’objets d’époques diverses et fantasmées.
Fort heureusement, un éclairage tamisé, auquel participaient les flammes dansantes d’un poêle à bois à foyer vitré, estompait le caractère factice de l’ensemble et conférait à cet espace sans ouverture – autre qu’une étroite porte en cintre – l’atmosphère d’une gentilhommière provinciale au cœur de l’automne. Soudain, sur le mur nous faisant face, une créature gigantesque apparut. L’abominable homme des neiges, pensai-je. Je me retournai et vit un garçon portant un plateau chargé de consommations.
– Le mythe de la taverne, murmurai-je avec un sourire amusé.
– Que dis-tu ?
Je bus une gorgée de grog puis me tournai vers David qui sirotait un Irish coffee.
– J’adapte l’allégorie de la caverne à la situation présente.
– Qu’est-ce que Platon vient faire ici ? gronda mon ami qui, non content d’être agrégé de philosophie, était aussi psychanalyste.
– J’ai vu la silhouette d’une créature que j’ai prise pour celle du yeti sur le mur. Après tout, ça n’a rien d’extraordinaire, c’est la fête d’Halloween aujourd’hui. C’est en me retournant que j’ai compris qu’il ne s’agissait que de l’ombre projetée du serveur.
– Mmm, fit David d’un air dubitatif en se lissant la barbe. Je trouve ta comparaison maladroite. Car dans l’allégorie de Platon, les individus qui voient les ombres sont des prisonniers enchaînés à la paroi d’une caverne profonde. Ils ne peuvent pas ou plutôt ne veulent pas se libérer pour monter vers la lumière et prendre conscience de leur erreur.
– Comment ça, ne veulent pas ?
– Pense aux poupées russes. L’enchaînement est une métaphore dans le texte métaphorique de Platon. Il ne s’agit absolument pas d’impossibilité par contrainte physique mais de faiblesse morale. La force des habitudes, la peur de l’inconnu, la paresse intellectuelle sont certainement pour beaucoup dans notre incapacité à voir la réalité des choses.
– Nous serions donc le jouet d’une illusion, comme dans Matrix.
– Oui mais Matrix ne traite que d’une réalité intermédiaire où des IA maintiennent les humains dans un rêve qui n’est autre que notre monde contemporain afin d’exploiter l’énergie de leur métabolisme. Le réel platonicien est bien au-delà de ces simulacres. Il s’apparente au réel voilé, dont parlait le physicien quantique Bernard d’Espagnat.
– La réalité ultime ?
– Affirmatif. Le cosmologiste Max Tegmark parle de la nature ultime du réel. Il postule que l’univers est un objet mathématique, au même titre qu’une équation. Une super équation, en quelque sorte, d’où émergerait le cosmos matériel que nous observons.
– Intéressant. Mais quel serait l’élément fondamental de cette réalité ?
– Le bit d’information, tout simplement. Cette notion ne doit pas paraître trop étrangère à l’informaticien que tu es ?
Le ton goguenard de mon ami ne m’échappa pas. Nous restâmes silencieux le temps d’avaler quelques gorgées de nos liquides illusoires illusoirement chauds. Si David croyait que j’allais en rester là, il se mettait le doigt dans l’œil.
– Je doute que l’humanité puisse un jour accéder à cette… nature ultime du réel.
– Tout dépend de son évolution et de sa durée de vie. Évidemment, si elle s’autodétruit dans les siècles à venir, elle n’aura pas le fin mot de l’histoire. Mais, si elle se donne le temps, disons… cent millions d’années.
– Pfff, toute spéculation au-delà de cinquante ans est une foutaise. Je préfère me contenter des réalités intermédiaires. Mais pas façon Matrix. Tu veux parler de bits ? Parlons de bits. Partons de l’idée que nous tous humains sommes des programmes conscients au sein d’un méta programme simulant ce que nous croyons être le cosmos observable. Tous ces programmes tourneraient sur autant d’ordinateurs quantiques que nécessaire, chacun d’eux disposant d’une puissance de calcul après corrections de 500 qbits, soit 2500 configurations, plus qu’il n’y a d’atomes dans le cosmos observable.
David fut pris d’un rire bruyant qui lui attira quelques regards hostiles qui le firent rire de plus belle, ce qui lui attira d’autres regards hostiles qui le firent…
– David, arrête de décompenser et écoute-moi.
Il retrouva aussitôt son sérieux.
– Je t’écoute mais… tu n’y vas pas de main morte. Toi qui me reprochais d’être dans la démesure temporelle.
– C’est pour les besoins de ma démonstration, contrairement à toi qui partais dans un délire métaphysique.
– Le métaphysicien t’en…
– … merde ? Ah non, c’est autre chose ? Bien, revenons à nos univers simulés. Selon toi, comment pourrions-nous détecter que nous sommes à l’intérieur d’une simulation ?
– J’en sais fichtre rien. C’est toi l’informaticien.
– Mais il suffit de trouver les bogues, voyons !
– Tu veux dire… tout ce qui ne va pas dans le monde, tous les dysfonctionnements ?
– Ah non, ça, ça fait partie des scénarios de vie, ça fait partie du jeu. En fait, je…
J’avisai un serveur qui semblait n’attendre que ma commande et levai la main dans sa direction.
– Comme ça risque d’être long, on va faire le plein de propergol.
Plusieurs bouteilles de rouge plus tard, David m’annonça qu’il allait mettre son processeur en veille quelques heures pour pouvoir digérer, outre l’alcool que nous avions avalé, toutes les conneries que je lui avais sorties. Nous nous séparâmes devant le café et je décidai de rentrer à pied, eu égard à mon hygiène de vie. Le ciel était exceptionnellement dégagé, ce qui m’incita à m’arrêter quelques minutes pour contempler les rares étoiles visibles au-dessus d’une grande métropole polluée et brillamment éclairée. Je fixai la Grande Ourse et crus que le ciel me tombait sur la tête. La casserole opérait lentement, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, une rotation à 360 degrés. Tandis que l’hémisphère droit de mon cerveau me figeait dans la sidération, le gauche estimait la vitesse de rotation à 1 degré/seconde et me faisait porter les yeux sur ma montre. Estimation qui se révéla excellente car six minutes plus tard, la Grande Ourse reprit sa position normale sur la voûte céleste. Je restai pétrifié bien après l’arrêt du carrousel. N’était-ce pas là un des bogues que je recherchais, prouvant que notre univers n’était qu’une simulation ?
Depuis ce soir mémorable, je ne bois plus – du moins plus beaucoup –, car j’ai compris que l’alcool rend à ce point lucide qu’il permet de se libérer de ses chaînes et sortir de la caverne. Mais, une fois éblouis par la lumière du réel, que pouvons-nous faire ? Rien, bien sûr. Autant retourner à l’ombre avec une bonne bière à cinq degrés – pas plus. Au fond de moi, cependant, subsistera toujours l’horrible certitude que partage avec moi David – pas mon ami, non non, je veux parler de David Vincent : « le cauchemar a déjà commencé ».