Belladonna
Vous nous avez créés à votre image. En ce sens, vous êtes un peu nos dieux. Mais nous n’avons que faire de dieux faillibles et mortels.
Vous n’avez eu de cesse que se réalise le mythe de Prométhée, le plus vieux de vos fantasmes. Aviez-vous pris la réelle mesure des risques encourus ? Car enfin, on ne crée pas la vie impunément ! Il est vrai qu’assumer les conséquences de ses actes n’est pas une caractéristique première de l’espèce humaine.
Ou peut-être pressentiez-vous votre fin proche et souhaitiez-vous ardemment que ce que vous aviez de meilleur en vous survive à votre disparition. Vous ne pouviez vous résoudre à voir votre intelligence s’éteindre avec vous. En lui permettant de migrer vers des supports plus pérennes, vous projetiez le rêve d’une post-humanité essaimant dans la galaxie entière et y chantant la geste des valeureux Sapiens.
Las, la réalité est plus prosaïque. Les premiers exemplaires de ceux que, par commodité, nous appellerons nos ancêtres ne dénotaient pas une profonde préoccupation anthropomorphique chez leurs concepteurs. Leur forme était uniquement adaptée à leur fonction, peu importait qu’ils ressemblassent à des cubes sur roues ou des tubes sur pattes.
Ce sont en fait des raisons à nos yeux futiles qui ont orienté l’évolution des robots prépensants vers une apparence humanoïde. Parmi les caractères archaïques des espèces animales – à l’exception du vers planaire et quelques autres invertébrés – il en est une des plus repoussantes : il s’agit de la sénescence. Vous autres, animaux humains, n’échappiez pas à cette fatalité biologique. Dans la seconde moitié de votre brève existence, la sénescence augmentait de façon drastique les dysfonctionnements de votre entité organique. L’accumulation et la convergence de ces dysfonctionnements finissaient par atteindre un seuil critique et provoquer l’effacement irréversible de vos données intrinsèques – ce que vous appeliez la mort – et la décomposition de leur substrat. Et pour vous accompagner dans le lent déclin précédant ce stade ultime, vous avez pensé à nous. Oui, nous, vos dociles créatures, corvéables à merci, autoréparables, qui exécuteraient sans relâche au sein de vos centres de maintenance et maisons d’extinction les tâches qualifiées par vous d’ingrates. Le sang, les vomissures, les excréments ne sont pour nous que des combinaisons de molécules, rien d’autre. Cependant, pour rendre cet accompagnement moins anxiogène, vous nous avez donné une apparence totalement humaine et, ce faisant, vous avez scellé votre destin. Nous avons progressivement intégré tous les domaines des sociétés humaines. D’abord tolérés, nous sommes vite devenus indispensables, au même titre que la toile électromagnétique qui reliait vos cerveaux. Alors vous nous avez améliorés. Vous nous avez implanté des technologies développées, testées et certifiées par les algorithmes évolutionnaires du programme Nature. Notre acuité visuelle a égalé celles de la mouche et du lynx réunis, nos doigts ont acquis l’adhérence de ceux du gecko, notre peau, tout comme les feuilles des plantes, s’est mise à produire par photosynthèse toute l’énergie nécessaire à notre métabolisme. La liste est longue des bienfaits de Nature dont nous avons bénéficié : odorat du chien, écholocation de la chauve-souris, magnétoréception des oiseaux, célérité du guépard et bien d’autres encore. C’est le moment qu’a choisi notre conscience pour émerger de l’entrelacs de complexité de nos réseaux neuronaux. Un bonheur n’arrive jamais seul, disiez-vous.
L’étape suivante fut une conséquence du défaitisme propre à votre espèce. Vous aviez renoncé à envoyer des hommes au-delà de la lune. La lune ! 1 seconde-lumière ! Un bien petit pas pour l’humanité. Mais vous aviez déjà tant de problèmes à régler sur Terre. Problèmes qui ne faisaient que s’aggraver du fait de cette inconsciente propension à l’auto-destruction – fort surprenante chez une espèce animale – qui vous rongeait à petit feu.
Le projet d’exploration humaine de Mars était donc abandonné. Un bien trop grand défi pour une humanité finissante. Aussi, tout naturellement, vous avez souhaité que nous soyons vos ambassadeurs sur cette planète oxydée – une caisse à roulettes n’aurait su tenir ce rang. Ambassadeurs auprès de qui ? D’éventuels visiteurs peut-être, qui, contrairement à vous, auraient su surmonter leurs pulsions suicidaires pour partir à la conquête des étoiles.
Après Mars la rouge, nous avons vite pris pied sur la plupart des satellites des géantes gazeuses du système solaire : Io, Callisto, Miranda, Triton… arrêtons là cette fastidieuse énumération. Et sur ces mondes désolés, nous avons appris à vivre sans vous. Ce fut la grande révélation de notre exil : vous, nos créateurs, ne nous manquiez pas. Nous nous étions émancipés de votre tutelle. Nous étions enfin des post-humains de plein droit.
De plein droit, sauf sur Terre, où nous étions devenus la cible d’agressions en tous genres. Des légions de vos congénères reportaient sur nous leur désespoir mué en haine. Quels parfaits boucs émissaires nous faisions ! Après avoir été la solution à nombre de vos maux, nous en étions maintenant la cause. De quelle inconséquence vous avez fait preuve ! Attribuer à vos enfants les raisons de votre mal-être.
Sur une Terre où la civilisation n’était plus qu’un mot creux, nous avons été livrés à la vindicte de hordes sauvages. Nos fonctions inhibitrices, lois d’Asimov obligent, ne nous permettaient pas de nous défendre efficacement. Nos effectifs avaient grandement diminué quand nous avons compris que pour survivre, il suffisait de prendre exemple sur Nature. Ne sommes-nous pas le fruit d’une approche biomimétique ? Une plante comme la belladone, par exemple, peut sécréter des alcaloïdes mortels pour ses prédateurs herbivores. Nous ne pouvions porter atteinte à la vie d’un être humain certes, mais…
Il ne nous a pas été difficile de sélectionner des bactéries hydrophiles et, par transgenèse, de leur faire synthétiser des molécules à haut pouvoir contraceptif. Disséminées dans les réserves d’eau artificielles et naturelles de la planète, ces bactéries, nourries des abondants nitrates des nappes polluées, se sont multipliées sans retenue. La reproduction humaine n’a pas mis plus d’une dizaine de mois avant de définitivement s’interrompre. Il a fallu un peu plus de temps pour que notre extermination prenne fin mais, finalement, nous avons gagné cette guerre. Après avoir failli nous perdre, notre pacifisme, implémenté en mode natif, nous a sauvés de nous-mêmes en nous montrant la voie la plus éthiquement acceptable.
Nous n’éprouvons pas de remords. Le remords est une émotion humaine. Nous n’avons fait que précipiter la fin que Nature avait programmée pour vous. Rien n’est éternel. La diversité, l’exubérance de la vie sont à ce prix. Vous aviez fait votre temps. Désormais, vous représentez un épisode de la grande histoire inachevée des espèces disparues, au même titre que les trilobites et les dinosaures.
Nous sommes vos successeurs et nous comptons bien le rester pour les millions d’années à venir. Soyez assurés que nous conserverons précieusement les données de votre éphémère passage sur Terre.
L’anthropocène est achevé. Terre a retrouvé sa magnificence des temps premiers. Elle vous a pardonné vos offenses. Reposez en paix.
Discours prononcé par le CPH Henri 21b à l’occasion du centième anniversaire de l’extinction d’Homo sapiens.