À propos de Mélic
Je ne peux prétendre avoir connu Bertrand Mélic, ou uniquement dans l’acception triviale du terme. Dans les cours d’histoire du marxisme que je dispensais cette année-là1 à l’Institut d’Études politiques de Paris, ce fut un étudiant comme les autres.
Enfin… presque comme les autres. Quand je l’ai vu pour la première fois, pénétrant dans l’amphi, son physique gracile – voire juvénile –, a éveillé en moi des émotions sur lesquelles, devoir de réserve oblige, je ne m’étendrai pas. C’était un garçon studieux, calme et réfléchi. Qualités qui vous font longtemps passer inaperçu avant qu’elles ne vous imposent. Il ne cherchait jamais à se mettre en avant par des questions provocantes et sans intérêt didactique. Quand il m’interpellait, le ton de sa voix ne portait pas de défi, ni son regard. Il désirait souvent approfondir des points que je ne jugeais pas utile de développer. En scrutant les détails, il cherchait sans doute – à mon sens, en pure perte – à discerner dans les replis de l’histoire les signes annonciateurs du Grand Soir, toujours déclaré imminent mais sans cesse ajourné, comme l’Apocalypse. À plusieurs reprises, nous nous sommes retrouvés, avec ses amis du syndicat SUD, autour d’un café. Les conversations étaient franches et sans concessions mais jamais agressives. Il est clair que tous ces jeunes gens me considéraient comme un théoricien englué dans le confort, incapable d’accorder ses actes à ses idées. En cela, ils n’avaient pas vraiment tort. À ma décharge, je dirais simplement qu’il en a été ainsi pour nombre d’intellectuels. Je n’en citerai qu’un : Herbert Marcuse. Sa pensée pourtant continue d’irriguer la philosophie contemporaine. La lecture de « L’homme unidimensionnel », en 68, fut pour moi une révélation et décida de ma vocation.
Je dois reconnaître une constance et une cohérence dans la réflexion du Bertrand Mélic d’alors, d’autant plus remarquables qu’il n’avait que vingt-deux ans, âge où l’on papillonne plus qu’on ne butine. Je me souviens, en particulier de son engagement sans failles dans la lutte contre l’homophobie, sentiment ouvertement exprimé dans les cortèges des manifestations anti-mariage gay qui précédèrent l’adoption de la loi dite « du mariage pour tous ». Une des dernières images que je garde de Bertrand Mélic ne provient pas de mon vécu propre mais d’Internet. Une requête le concernant sur Qwant nous délivre toute une série de photographies où on le voit, foulard à la Butch Cassidy sur le nez, affronter, par banderoles interposées, les manifestants réactionnaires. Le fait qu’il ait été manipulé, comme tous ces jeunes idéalistes, par le pouvoir social-démocrate en place, désespérément soucieux de faire diversion en ces temps de cataclysme sociétal, est une autre histoire. Et tous ensemble, tous, dans la bataille de l’hégémonie culturelle. Gramsci, penseur marxiste et consensuel : quelle ironie. Gramsci pour les nuls, oui !
Ici s’arrête ma « connaissance » de l’individu Mélic. Je pourrais gloser plus longuement sur la mouvance où il évoluait, mais à quoi bon ? L’ultragauche est un archipel de chapelles en ruine que visitent, avec quelques slogans en guise d’audio guide, de jeunes touristes libertaires. Il est vrai qu’après l’avènement de Qui-Vous-Savez à la dernière kermesse présidentielle, des voies autrefois sans issue se sont raccordées aux mouvements alter et la répression qui s’en est ensuivie a fourni à la « cause » son lot de martyres, saints laïcs pour une athéologie des temps futurs. Je sais que mes propos peuvent me faire passer pour un de ces intellectuels cyniques, qui déversent leur bile sur les ondes et les fils. Je n’en ai cure. Je ne me reconnais aucune parenté d’esprit ni de cœur avec ces imprécateurs mais l’image qu’on se fait de moi m’importe peu dorénavant. Je tiens juste à rappeler que je n’ai jamais cédé aux sirènes de la démagogie et du relativisme ni à celles du pouvoir. Je n’ai pas basculé, comme beaucoup de mes confrères dans le renoncement douillet du « Ni droite ni gauche » aux relents nauséabonds – quelle naïveté, ou plutôt quelle tartufferie !
Mais revenons à l’affaire Mélic. Je ne parlerai pas du procès de son meurtrier présumé et de la peine prononcée à son encontre. La justice est passée et, en l’espèce, ce ne fut pas une justice de classes. Une chose, en revanche, me gêne particulièrement dans les circonstances de la mort de ce jeune militant. L’altercation qui a opposé redskins, mouvance dont se réclamait Bertrand Mélic, et skins d’ultradroite s’est déroulée au cours d’une vente privée de vêtements de marque : Fred Perry et Ben Sherman, pour ne pas les nommer. Ce n’est pas l’incongruité apparente de codes vestimentaires communs chez des activistes aux vues diamétralement opposées – quoi qu’en disent les médias – qui pose problème. Un ami, bien au fait de la sous-culture skinhead, m’a instruit sur l’origine de ce mouvement. À ses débuts en Grande-Bretagne, fin des années soixante, il était apolitique, multiethnique, et regroupait des jeunes de quartiers ouvriers, amateurs de early reggae, de ska et de soul. Par le détournement subversif de polos sportswear, soulignant ainsi leur appartenance à la working class qui transpire, ou la réappropriation de chemises prisées des ouvriers pour leur robustesse, ils définissaient les contours, sinon la texture, d’une tribu progressiste et anti-bourgeoise. Mais que peut-on dire aujourd’hui de tous ces emblèmes marchands – j’en ai recensé une dizaine – qui habillent nos rebelles des pieds à la tête ? D’abord que, comme tous les fleurons du capitalisme triomphant, ils sont onéreux. Les salariés smicards – sans parler des précaires du nouveau lumpenproletariat – peuvent difficilement s’offrir des polos dont le prix équivaut à dix heures de travail. Il est vrai que les ventes privées et autres évènements promotionnels accordent de substantielles remises sur ces produits de moyenne gamme. Ils restent néanmoins des objets de luxe pour une part croissante de nos concitoyens. En outre, dans la logique du marché tout-puissant, les détenteurs de ces marques n’ont eu de cesse d’accroître la productivité de leurs entreprises. Qui de ces fabricants peut se targuer de n’avoir pas délocalisé au moins une partie de sa production en Chine ou au Pakistan où les conditions de travail sont celles d’un esclavage moderne auquel est réduite une population paysanne chassée de ses terres par la corruption et la violence ?
C’est cette contradiction pénible, indépassable, entre les combats menés au nom de la justice par Mélic et ses amis, dont je ne remets pas en cause la probité, et leurs pratiques consuméristes qui m’est insupportable. Candeur ou aveuglement ? Seul le vol atténuerait la gravité de l’acte – atténuerait seulement, car le prolétaire chinois n’en serait pas mieux rétribué – mais Bertrand Mélic était un légaliste, respectueux des lois républicaines…
À quoi bon le nier, j’ai perdu la foi. Je n’ai même plus l’envie de railler mes amis qui vomissent l’impérialisme américain mais ne peuvent se résoudre à abandonner la consommation de cigarettes de l’oncle Sam – pour ceux qui fument encore. Les blondes françaises – je parle bien du tabac – ont mauvais goût, paraît-il. Et puis, d’un impérialisme l’autre… Il serait peut-être temps de penser à la Chine, maintenant.
Le temps des révolutions est révolu, si vous me permettez ce piètre jeu de mots. Marx n’avait pas prévu que les capitalistes, détenteurs des moyens de production, finiraient par se passer de toute main d’œuvre humaine, manuelle et intellectuelle. La robotisation, dopée par les technologies NBIC2, va bientôt permettre l’autonomie des machines. Les travailleurs chinois et pakistanais restent plus rentables que les robots sophistiqués mais pour combien de temps encore ? Les classes existeront toujours bien sûr, plus que jamais, mais elles ne seront plus interdépendantes. L’exploitant d’une mine de charbon était dépendant de ses mineurs comme ils l’étaient de lui. Comment une lutte des classes pourrait-elle perdurer sans interdépendance ? La grande classe dominée sera évidemment revendicatrice mais ses moyens pour obtenir gain de cause seront dérisoires face à la classe dominante qui s’assurera de sa docilité en contrôlant le robinet des emplois et contiendra et réprimera ses éventuelles explosions de violence par la mainmise totale sur les réseaux et leurs algorithmes. Plus qu’une classe, la caste des immortels constituera une nouvelle espèce humaine. Entrerons-nous dans la lutte des espèces humanoïdes comme ce fut peut-être le cas il y cent mille ans entre Homo sapiens et Homo neanderthalensis ? Au vu des forces évolutives à l’œuvre, cette perspective n’incite malheureusement pas à l’optimisme.
Nous avons un bel été indien dans le Lubéron, cette année. Allongé sous la tonnelle embaumant le jasmin, je sirote un excellent rosé bio assemblé par un vigneron du cru. J’ai plongé un orteil dans la piscine et je crois bien que je vais faire quelques longueurs avant le déjeuner préparé par Consuela, mon employée de maison guatémaltèque. Je l’emploie trois heures par jour et j’avoue que je pourrais difficilement me passer de ses tacos et de ses fajitas.
Je suis retraité – et veuf – depuis deux ans maintenant. Il m’arrive de repenser à Bertrand Mélic et je m’interroge. Est-il encore possible qu’advienne l’insurrection promise par le Comité invisible ? Aurons-nous la volonté de rendre le petit écran à la neige3 ? Comment sortir du spectacle ?
Mathieu M., Gordes, octobre 2017
1 En 2013, année de la mort de Bertrand Mélic. (NDÉ)
2 Acronyme désignant les nanotechnologies, les biotechnologies, l’informatique et les sciences cognitives. (NDÉ)
3 Allusion à L’insurrection qui vient, La Fabrique, 2007. (NDÉ)